De la tomme à la tome : D’une démarche productiviste à l’AOC

L'histoire récente de l'agriculture en Bauges est semblable à celle vécue par beaucoup de régions de moyenne montagne. Après la seconde guerre mondiale, la déprise agricole s'accentue. Nombreux sont les jeunes qui partent trouver un emploi en ville. Les campagnes se vident peu à peu, au grand désarroi des plus âgés. Dans le même temps, les techniques agricoles se modernisent très rapidement. Dans ce pays voué traditionnellement à l’élevage, l'apparition des clôtures électriques et des premiers tracteurs vient bouleverser les rythmes ancestraux. Désormais, un homme seul, au volant de sa machine, peut accomplir un travail qui nécessitait autrefois des dizaines de bras. Quant aux clôtures électriques, qui font aujourd’hui partie du paysage des campagnes, que de travail épargné par leur présence : inutile désormais de garder les troupeaux, de les mener en champs et les ramener midi et soir.

Dans la fièvre de la Reconstruction, l'idéologie dominante est à l'industrialisation. Il faut produire plus, c’est à la fois un service à rendre au pays et la condition sine qua non pour survivre. Les paysans des vallées alpines vont dans leur ensemble faire de leur mieux pour aller dans ce sens. On abandonne, parfois douloureusement, les méthodes traditionnelles. En ce qui concerne les vaches, les races locales sont remplacées, sur les conseils des spécialistes de l’époque, par des races plus productives. Ainsi, d’anciennes races, comme la Villarde dans le Vercors, doivent céder leur place à la Montbéliarde. Des camions entiers de Villardes descendent dans les années 1960 vers les abattoirs de Grenoble, tandis que des contingents de Montbéliardes investissent le massif 182 . Aujourd’hui, la destruction d’une race entière ferait scandale, et l’on invoquerait sans doute le patrimoine biologique qu’il convient de conserver, mais à l’époque, les récalcitrants passaient pour des réactionnaires, incapables de s’adapter au monde moderne.

Pourtant, dès les années 1960, en Savoie et plus précisément en Tarentaise, a lieu une petite révolution qui passe alors pratiquement inaperçue. Quelques professionnels agricoles, soutenus par une poignée de chercheurs s'engagent dans un pari qui semble fou : faire vivre leur montagne en maintenant une agriculture "à l'ancienne". Ils créent une coopérative de vallée qui fabrique toute l'année du Beaufort, et s'emploient à unir les producteurs. Ils essaient de maintenir une agriculture extensive pour un produit de qualité, totalement à contre-courant du modèle dominant de l'époque 183 .

En 1968, après avoir effectué les démarches nécessaires, ils obtiennent une Appellation d'Origine Contrôlée pour le Beaufort. Cette dernière va permettre de conserver certaines méthodes anciennes qui auraient sans doute disparu à cause des normes sanitaires de plus en plus strictes, comme l'usage du bois ou du cuivre. Que se passe-t-il alors en Bauges ?

Le massif des Bauges est à la limite de la zone retenue pour l'AOC Beaufort, qui englobe Albertville, et on y fabrique aussi depuis longtemps un fromage de type gruyère gras, avec une technique vraisemblablement importée de Suisse. Verneilh, préfet du département du Mont-Blanc a la fin du XVIIIè siècle, en témoigne lorsqu’il décrit le Suisse, troisième personnage de l'exploitation, chargé de fabriquer le fromage 184 . En 1862 et 1867 les deux premières fruitières apparaissent dans ce massif traditionnellement individualiste, au Noyer et à Jarsy. Elles se multiplient, au point que dans les années 1920-1930, on ne compte plus seulement une fruitière par commune, mais quasiment une fruitière dans chaque hameau de quelque importance. Selon des témoignages oraux, certaines fruitières auraient même participé aux concours de Beaufort au début du XXème siècle, et l’on aurait retrouvé les fameux moules à talon concave dans les anciens bâtiments.

Mais le gruyère de type traditionnel est de plus en plus concurrencé par un nouveau venu. Depuis le début du XXème siècle, les producteurs ont beaucoup développé la fabrication d'emmental, comme on le leur conseillait dans les fruitières-écoles. Celui-ci représente une proportion très importante de la production des fruitières baujues dans les années 1960. Les autres fromages, et notamment les fromages « traditionnels » comme la tome, le gruyère, le vacherin ou le chevrotin se trouvent alors marginalisés, et entrent « en clandestinité » ou « en résistance " 185 . C'est le cas de la tome, fromage domestique par excellence, car elle nécessite peu de lait pour sa fabrication, contrairement au gruyère qui, étant donné son volume, ne peut être élaboré qu’en fruitière ou sur des alpages accueillant un nombre de bêtes très important. Elle subsiste donc principalement dans les alpages, maintenue par quelques familles.

Au moment où l'AOC Beaufort se construit, les Bauges sont largement spécialisées dans les fromages à pâtes dures et, racontent plusieurs agriculteurs, s'il y avait alors eu une réelle volonté dans ce sens, elles auraient pu se joindre à l'aventure. Mais à cette époque, rares sont ceux qui comprennent l’intérêt d’une telle démarche. Les producteurs croient encore en la modernisation de l'agriculture, et pensent qu'avec les nouvelles techniques, ils pourront augmenter la production et gagner leur vie avec l'emmental. Il y a aussi une part de résignation dans leur immobilisme : de toute façon les enfants vont partir, et on ne voit pas bien comment inverser le cours des choses. C'est du moins ce que racontent les éleveurs d'aujourd'hui, sans pour autant jeter la pierre à leurs prédécesseurs 186 :

‘ « Quand l'AOC du Beaufort s'est faite, ils étaient venus en Bauges, parce qu'il se faisait du gruyère type Beaufort. On a même encore des moules en Bauges avec le creux, le talon concave du Beaufort.[…] Sauf que les gens des Bauges ils voyaient pas l'utilité à l'époque d'aller dans une AOC. Ils ont pas compris. Et je pense que les gens du Beaufort ont pas non plus dû faire ce qu'il fallait. » ’ ‘ « A l’époque, c’était produire, c’était… pas trop se poser de questions. Y’en a qui ont pu tirer leur épingle du jeu. Ils nous ont quand même ouvert des sacrées portes. Nous les premiers. Quand ils ont mis en place la zone beaufort, si les gens ici à l’époque ils avaient été motivés, les Bauges elles y étaient dans le beaufort, sans problème. Nous, tous nos alpages ils faisaient du beaufort. C’est clair. Et les trois quart des coop elles faisaient du beaufort mais les gens ils n’y croyaient pas trop. Ils gagnaient suffisamment avec l’emmental à l’époque, ils disaient bon, ben… »’

Les années passent. Les producteurs de tommes s'organisent entre eux pour survivre. Ils créent une SICA (Société d'Intérêt Collectif Agricole) et déposent en 1972 une marque "Tome des Bauges". L'orthographe du mot « Tome » avec un seul « M » était présente dans certains documents anciens, mais il s'agit surtout de différencier la production baujue des tommes produites dans l’ensemble de la Savoie, et il n'aurait pas été possible de déposer le mot « tomme », beaucoup trop courant.

Au cours des années 1980, l'emmental apparaît de plus en plus clairement comme une impasse pour les producteurs de lait baujus. Les agriculteurs de nombreuses régions de plaines à vocation laitière se sont lancés dans sa fabrication. N'étant pas soumis aux rudes conditions des montagnes, ils développent de gros rendements, et font chuter les cours. La prise de conscience se fait petit à petit : les producteurs baujus ne peuvent faire face à une telle concurrence. Les petites exploitations de montagne n'ont aucune chance de l'emporter, si elles luttent sur le même terrain, contre une agriculture de plaine fortement industrialisée. Même en employant les méthodes modernes d'agriculture intensive, les contraintes liées au milieu sont trop importantes pour que l'écart puisse être comblé. Il faut se placer sur un autre marché, permettant d'éviter cette concurrence : celui des « produits de terroir » traditionnels, dont le consommateur est demandeur. Ce tournant est marqué par le souhait des producteurs de se réapproprier la transformation du lait et la commercialisation du produit fini. Les fruitières subsistant en Bauges avaient été rachetées par des industriels. A la fin des années 1970, celle d'Aillon redevient une coopérative, suivie, au début des années 1980, par celle de Lescheraines.

Notes
182.

J’ai pu recueillir des témoignages à ce sujet lors d’une courte enquête ethnographique menée en 1999 dans le Vercors. Cf CHEVALLIER, Denis (dir), 1986, Le Temps des villardes, une race bovine de montagne, Lyon, La Manufacture.

183.

Voir FAURE, Muriel, 1999, « Un produit agricole "affiné" en objet culturel... »

184.

VERNEILH (de), 1807, Statistique générale de la France, le département du Mont Blanc, Paris, réédition le Champ Vallon, 1980.

185.

Tome des Bauges, Rapport des experts, INAO, 1999.

186.

Je ne peux citer les pseudonymes des agriculteurs et agricultrices que j’ai interrogé sans, pour nombre d’entre eux, révéler leur identité à tous ceux qui connaissent un tant soit peu le massif et ses habitants (notamment en ce qui concerne les agricultrices). J’ai donc pris le parti d’un anonymat total.