Pourquoi la tome ?

Les agriculteurs baujus s'interrogent de plus en plus sur une éventuelle démarche de labellisation. Dans les années 1980, la tendance se renverse dans l'ensemble des fruitières. Les produits traditionnels, qui ne subsistaient plus que de manière marginale, sont de retour, et en particulier le gruyère gras et la tome. Le gruyère souffrant à ce moment là de la proximité et de la très grande notoriété du Beaufort, il est difficile d'en faire le produit phare du massif des Bauges, même s'il représente en 1984 70 % de leur production 187 . Aussi, c'est vers la tome que l'on se tourne, avec en 1986 la création du Syndicat Interprofessionnel de la Tome des Bauges (SITOB). Le produit est donc choisi un peu par défaut pour devenir l’emblème de la région, tout en valorisant son lait.

Or, la tomme, fabriquée dans toute la Savoie, possède, parmi les fromages de la région, un statut quelque-peu particulier. Il s’agit d’une production domestique, destinée à l’autoconsommation familiale, fabriquée avec le lait qui n’est pas livré à la fruitière. La tomme est l’inséparable compagnon de tous les casse-croûtes qui rythment la vie agricole, comme le rappelle dans ses écrits Marie-Thérèse Hermann 188 , et, curieusement, elle n’est pas considérée comme un « fromage » par les paysans qui la produisent. Les fromages, ce sont les productions prestigieuses que l’on vend à l’extérieur : gruyère, vacherin, chevrotin, gratteron. La tomme, c’est la tomme. Les grands propriétaires et abbayes n’exigent d’ailleurs pas de tomme dans leur redevance, mais uniquement des « fromages ». Cependant, au moins à partir du XIXème siècle, des tommes sont vendues dans les villes de Savoie, notamment à Chambéry et à Annecy, où les tommes des Bauges sont particulièrement réputées. Mais c’est un produit qui demeure un peu à part, sans doute considéré comme moins raffiné, comme en témoigne ce qu’écrit à la fin du XIXème siècle l’abbé Morand, évoquant les produits laitiers baujus :

‘ « la quantité qui s’en exporte aujourd’hui peut s’évaluer à cinquante-mille kilogrammes de beurre, six-mille pièces de fromage mi-gras de trente-cinq kilogrammes chacune, de quatre à cinq-mille vacherins de deux à trois kilogrammes, cinq-mille chevrotins d’un kilogramme, deux mille cinq-cents à trois-mille gratérons d’un à deux kilogrammes. Je ne compte pas un nombre également considérable de fromages de moindre qualité fabriqués pour la plupart dans les villages et désignés vulgairement sous le nom de boudanes ou de tomes. » 189

Opinion confirmée, encore aujourd’hui, par les agriculteurs :

‘ « C'était le fromage du pauvre, à l'époque. » ’

C’est un véritable retournement de situation qui fait d’un fromage considéré comme peu raffiné le produit-phare d’une région. La tome des Bauges avait acquis depuis longtemps une forte réputation notamment sur les marchés de Chambéry. Mais il n’était pas évident de prendre pour emblème un fromage considéré comme le « fromage du pauvre » alors même que pour nombre de décideurs locaux, il s’agissait de rompre avec l’image d’un massif rural et enclavé.

Au tout début des années 1990, le SITOB commence seulement à envisager une démarche pour obtenir l'AOC, lorsqu'un groupe de producteurs entame la procédure pour l’ensemble de la tomme de Savoie. Les agriculteurs baujus suivent l'aventure avec intérêt et participent aux réunions. Mais ils s'aperçoivent rapidement que l'affaire est mal engagée :

‘ « Comme on a participé aux premières réunions du groupement pour la tomme de Savoie, on a très vite compris qu'il y en a qui ne voulaient pas lâcher l'ensilage, qui ne voulaient pas changer de type de vache. Et puis la commission AOC est venue, elle a traversé les Bauges, et elle nous a très bien fait comprendre que si nous on ne bougeait pas, il n'y aurait pas d'AOC pour la tomme de Savoie. Et que s'il y avait une chance qu'il y ait une AOC quelque part un jour, c'était dans la tome des Bauges. » ’

Aussi, lorsqu'il s’avère que la tomme de Savoie n'obtiendra pas l'AOC, les éleveurs Baujus, forts de leurs techniques de fabrication ancienne, de leur pratique de l'alpagisme, entament à leur tour des démarches, à partir de 1994. La tâche n'est pas évidente. Il faut convaincre les producteurs réticents qui s'inquiètent des contraintes que leur imposera une AOC. Or, pour que le dossier soit accepté par l'INAO, il est nécessaire de proposer un cahier des charges très rigoureux. Les agriculteurs le découvrent, parfois avec un certain effarement.

Notes
187.

Chiffre tiré du rapport des experts sur la délimitation de la zone, 1999.

188.

Voir notamment HERMANN, Marie-Thérèse, 1995, « A propos de la tomme », in Fromages de Savoie, le passé, le présent, Mémoires de la société savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, XCVII.

189.

MORAND, Laurent, 1978, Les Bauges..., T 3, Peuple et clergé, p 236.