Enjeux et tensions

La zone

L'un des premiers problèmes qui se posent est celui de la zone de fabrication, problème accentué par la nécessité de différencier la tome des Bauges de la tomme de Savoie produite dans les deux départements savoyards, et dont la tome baujue était jusqu’alors considérée comme une variété. Pour certains habitants du cœur des Bauges, la cause est entendue : « n'est bauju que ce qui se dit bauju », c'est-à-dire les 14 communes du canton du Châtelard. On ne peut appeler tome des Bauges un fromage qui serait produit à l'extérieur de cette zone. Cette conviction est renforcée par le sentiment d'y affronter des conditions particulièrement difficiles et d'avoir dû se battre pour rester à une époque où il semblait que l'agriculture allait devoir se replier vers les régions les plus productives.

‘ « Parce que nos Baujus… parce que autant on peut parler de Bauges, de massif des Bauges, par contre, les Baujus, on sait bien où ils se trouvent, quoi. Ça… Pour les Baujus, c’était difficile d’accepter qu’il y ait, disons, de l’extérieur qui rentre dans la zone d’AOC. Bon moi je pense que les Bauges ça a toujours été considéré comme le secteur arriéré, quoi. C’est vrai que je pense qu’ils ont dû subir… La génération de maintenant a subi pendant pas mal de temps les railleries de tout le monde sur les Baujus […] Et ils se disent qu’ils ont maintenu leur agriculture ici, et que ça a demandé du travail de la maintenir, de maintenir leurs produits, et que les autres vont en profiter, quoi. »’

(Technicienne agricole. )

Les partisans d’une AOC limitée au canton du Châtelard évoquent aussi le caractère montagnard de la tome des Bauges. La tome se démarquerait de la tomme de Savoie parce qu’elle est le produit d’une agriculture de montagne extensive, et que cela lui confèrerait des propriétés organoleptiques particulières. Il conviendrait donc d’exclure la production réalisée en plaine, qui n’a pas les mêmes qualités.

‘« - Mais moi je trouve que dans la vallée d'en bas, ils ont rien à faire avec nous. C'est pas de la tome des Bauges ce qu'ils font. La spécificité des tomes des Bauges, c'est qu'on a un lait très alcalin, dans notre vallée, ici. Dès qu'on passe au dehors, qu'on redescend sur l'Albanais ou sur Ugine, tout autour, ils ont jamais le lait qu'on a ici.’ ‘- Question : Et ça c'est dû au sol, à l'herbe ?’ ‘- C'est sûrement dû au sol, oui. Nous ici, on n'a aucune culture ni rien, on a un sol qui est très riche en surface, qui se décompose pas ni rien, qu'en bas ils n'ont pas. Nous on a un lait qui est plat. Nous, il faut qu'on fasse monter l'acidité. Dès qu'on passe de l'autre côté, il faut qu'ils fassent le contraire, faut qu'ils rebaissent l'acidité. » ’

A l’opposé de cette conception, on peut entendre un autre discours du coté des élus et techniciens du tout nouveau Parc naturel régional. Selon eux, il faut proposer une zone la plus vaste possible, de manière à ce que des jeunes producteurs puissent se lancer dans la fabrication de la tome dans des localités où elle n’était pas produite, mais aussi pour faire de la tome un élément fédérateur pour tout le massif. Si la tome devient un produit de terroir réputé, elle contribuera à la notoriété du territoire « Bauges ». Le Parc, qui, on l’a vu, a déjà fort à faire pour imposer son territoire, préférerait évidemment que le terroir retenu corresponde à ce dernier, ou du moins à un massif des Bauges entendu au sens large, et non pas seulement aux 14 communes.

Les tenants des deux positions commencent à s'affronter pour la maîtrise des symboles. Avant que la zone bénéficiant de l’AOC ne soit définie, et alors que certains élus du Parc semblaient espérer que le Parc entier en ferait partie, le SITOB avait décidé de mettre en valeur le terroir de production de la tome, entendu en l’occurrence comme le canton du Châtelard. Des panneaux représentant une vache et portant l’inscription « terroir de la tome des Bauges » ont été posés sur les 5 voies d’accès à la vallée, au niveau des « frontières » traditionnelles : col du Frêne, des Prés, de Plaimpalais, de Leschaux et gorges de Bange. Cette opération entretenait la confusion ambiante sur le territoire, puisqu’elle consistait à marquer par ces panneaux les limites traditionnelles du canton du Châtelard. Elle n’a pas été de tout repos, car les producteurs tenaient à ce que le visiteur puisse découvrir dans son champ de vision, en même temps que ces panneaux, une montagne .

Illustration 8 : L'un des panneaux installés par le SITOB, au col du Frêne
Illustration 8 : L'un des panneaux installés par le SITOB, au col du Frêne

Entre ces deux positions, certains producteurs proposent d'inclure dans la zone les communes possédant des alpages, élément majeur d'identification de la tome et, de prendre en compte l’éventuelle « bonne volonté » de producteurs et de fruitières de la périphérie du massif, qui ont récemment investi dans le sens d’une tome des Bauges traditionnelle, espérant être inclus dans l’AOC.

Mais il est difficile pour les producteurs de faire entendre leur voix. Pour certains élus du Parc, l’enjeu est d’importance. En effet, selon de nombreux témoignages, l’AOC tome des Bauges avait été pour eux un argument pour convaincre les élus des communes périphériques d’adhérer au Parc, en leur laissant entendre que l’adhésion leur ouvrirait quasiment automatiquement des droits à l’AOC.

‘ « Très souvent aussi, ces maires qui étaient quand même assez excentrés par rapport au noyau du Parc, leurs conseils municipaux avaient penché pour rentrer dans le Parc sous l’influence de la population agricole, à qui des gars comme le président du Parc tout ça bon avaient… ils avaient clairement dit : "à partir du moment où vous rentrez dans le parc, vous serez dans l’AOC" » ’ ‘ « Mais les adhésions des communes au Parc c'est des adhésions volontaires, et un des gros trucs, ça a été de dire aux agriculteurs : "Si vous voulez être dans la zone de la tome…" Ça s'est fait à peu près en parallèle, hein, en histoire, dans le temps… " Il faut que vous soyez Parc, autrement, on pourra pas vous soutenir." »’

Pour ces élus qui se sont engagés, l’AOC doit couvrir la zone du Parc. C’est une question de crédibilité, et des pressions sont exercées dans ce sens sur le SITOB :

‘ « Donc c'était très dur au moment de… au moment de délimiter la zone, parce qu'effectivement, tous les gens qui avaient adhéré au Parc pour être dans la zone de la tome, et ben, ils voulaient y être, quoi. Pour eux, ça leur semblait évident… Y'avait deux logiques face à face, là. C'était… Donc c'est pour ça que c'est pas simple, quoi. Et puis bon on sait que le Parc il est quand même donneur de subventions. C'est par lui que transitent beaucoup de nos subventions, régionales, pour nos coopératives, pour nos trucs, et si on se mettait les élus du Parc à dos, c'est embêtant, quand même. C'est très embêtant. »’ ‘ « Bon y’avait un peu de pression, c’est vrai, bon du genre dire… Pas de chantage, mais bon, nous dire… Le Parc nous amène un peu de financement, au niveau de la vie du syndicat, bon, nous dire « à partir du moment où vous prenez pas toute la zone du Parc, bon, ben notre financement il va être proportionnel à… » Tu vois, bon… »’

Pour éviter de s’opposer au Parc de manière frontale, et de risquer de perdre son soutien financier mais aussi technique, les dirigeants du SITOB rédigent une première demande d’AOC dans laquelle ils proposent que la zone soit étendue à l’ensemble du territoire du Parc, et reprennent l’argumentation de ce dernier, arguant que le choix de ce périmètre « évite de laisser planer le doute dans l’esprit du consommateur quant aux limites de ce qui s’appelle les Bauges » 190 .

Ils affirment cependant rétrospectivement n'avoir eu aucun doute sur le fait que cette proposition ne serait pas retenue.

On perçoit bien ce qu’il y a de paradoxal dans cette situation : le syndicat de producteurs, qui est l’organe représentant les agriculteurs qui fabriquent la tome, se trouve en fait dans l’impossibilité de faire réellement entendre sa voix dans le débat visant à définir les conditions de production. Il est en quelque sorte pris en tenaille entre deux puissants acteurs qu’il ne peut se permettre de contredire - le Parc et l’INAO -, et doit ménager les deux parties, comme l’exprime ce couple d’agriculteurs :

‘« - Lui : Ils [les responsables du SITOB] peuvent pas dire non, alors ils ont mis la décision à l'INAO. Comme ça, si l'INAO dit non, ils [les représentants du Parc ] pourront pas leur venir dessus, quoi. C'est…’ ‘- Elle : Une couverture, quoi. »’ ‘- Lui : C'est pour pas trop se mouiller, quoi… » ’

Le refus prévisible de l’INAO dédouane le SITOB vis-à-vis du Parc et lui permet de faire enfin une proposition sérieuse, celle d’une zone délimitée par l’altitude, en l’occurrence par la courbe de niveau des 550 mètres, puisque c’est l’altitude la plus basse du cœur du massif, à Lescheraines.

Mais si le Parc ne peut imposer « sa » zone, la décision finale n’appartient pas non plus aux producteurs. Pour toute demande d'AOC qui lui est soumise, l'INAO nomme une commission d'experts, issus des mondes de la recherche et de l’université, chargés de se pencher sur l'histoire, la géographie, la géologie, l'économie et la culture du terroir d'où provient le produit. Leur mission est de se prononcer sur la validité de la demande d’AOC en portant un regard scientifique sur le terroir et les savoir-faire et d’émettre une proposition de zone, prenant en compte ces différents critères. Dans le cas de la tome, ils retiennent notamment les communes possédant des zones d'alpages, puisque la fabrication de la tome y est attestée anciennement et que, géographiquement, leur territoire est relié au « cœur des Bauges ». Cependant ils n'intègrent alors pas l'ensemble de la commune dans la zone, mais seulement la partie qu'ils estiment géologiquement rattachée au massif.

Le rapport est rendu au début de l’année 1999, et diverge en plusieurs points de la proposition du SITOB. Parmi les points les plus controversés, la commission d’experts se déclare défavorable à l’intégration dans la zone de certains villages de l’Albanais – Viuz-la-Chiesaz, Gruffy, Cusy, Saint-Offenge-Dessus, Saint-Offenge-Dessous, Le Montcel -, jugeant que le milieu physique est trop différent de celui du massif des Bauges, et qu’il permettrait « un niveau d’intensification de la production sans commune mesure avec l’agriculture de l’intérieur du massif. » 191

Or, que ce soit pour délimiter la zone ou définir le cahier des charges, le SITOB est obligé de tenir compte de la proposition des experts. Sans quoi, il aurait toutes les chances de voir sa demande d’AOC rejetée. Toutes les voix ne sont pas égales dans le débat qui s’engage. Celle des scientifiques est prépondérante, et les agriculteurs doivent s’y résigner, comme l’expriment certains d’entre eux, très engagés dans la démarche AOC :

‘ « Donc là, de toute façon, eux ils ont nommé une commission d'experts, et cette commission d'experts a fait des propositions au SITOB. Donc après, on a discuté avec eux au coup par coup, mais je veux dire, c'est quand même leur proposition qui est la base. C'est pas la nôtre. »’

Les agriculteurs n’ont pas d’autre choix que de proposer à l’INAO de fabriquer une tome qui corresponde à ses critères.

‘ « Bon, de l'autre côté aussi, on avait la commission de l'INAO qui nous disait…- Bon, en plus, on avait déjà eu le dossier tomme de Savoie-, donc qui nous disait "on a déjà mis un peu au panier la mouture qui avait été proposée par la tomme de Savoie, si vous nous proposez la même, même avec une tomme qui a plus d'antériorité… C'est pas parce que la tome des Bauges, on a retrouvé un écrit qui date de je sais pas quand que si vous proposez n'importe quoi, ça ira en ligne droite". » ’ ‘(Responsable du SITOB)’

Finalement, la zone retenue, si elle ne se limite pas au cœur du massif et inclut le plateau de la Leysse et une bonne partie de la vallée du Laudon, laisse cependant de côté des exploitations et des fruitières qui produisaient de la tome, comme à Saint-Ours dans l'Albanais, par exemple. Cela ne se fait pas sans douleur pour ceux qui se retrouvent exclus de l'AOC. Mais répètent les agriculteurs engagés dans la demande d’AOC « de toute façon, on n’a pas le choix ».

Les races

Dans le même temps, un deuxième problème se pose : celui des races de vaches autorisées.

Notons tout d'abord que l'attachement de chaque agriculteur à une race, à « sa » race est un élément crucial pour comprendre ce qui va suivre. Les différentes races bovines se démarquent en effet par des caractères différents, et chaque éleveur a ses habitudes avec l'une d'entre elles. Les exploitants agricoles éprouvent un véritable attachement pour les bêtes avec lesquelles ils travaillent chaque jour.

‘« Parce que la vache, c’est l’identité même de l’agriculteur »’ ‘(Technicienne agricole.)’

Demander à un agriculteur de changer son troupeau et d'adopter une autre race, ce n'est pas simplement lui demander de changer son outil de travail, comme l'on demanderait à un employé de changer de marque de voiture ou d'ordinateur. Cela implique pour lui un changement beaucoup plus profond et difficile à accepter. On ne peut comprendre la passion avec laquelle chacun s'engage dans les débats concernant les races bovines acceptées par l'AOC sans prendre en compte cet attachement.

La race locale savoyarde est, de l'avis de tous, la tarentaise, ou tarine, qui est longtemps demeurée largement majoritaire en Bauges. Mais, depuis les années 80, celle-ci a de plus en plus souvent cédé la place à la montbéliarde. En effet, à cette époque, certains troupeaux ont été touchés par des épidémies de type brucellose. Il a fallu reconstituer le cheptel. Or, la race tarine connaissait alors une période creuse, pendant laquelle il était difficile de se procurer des animaux, et plus encore des embryons pour l’insémination artificielle. Par contre, les éleveurs ont trouvé des interlocuteurs du côté de la montbéliarde, une race venue du Jura, très bien adaptée elle aussi à la moyenne montagne. Certains d'entre eux ont donc changé leur troupeaux, et de nombreux jeunes agriculteurs leur ont emboîté le pas, jugeant plus facile de s'installer avec cette race plus productive.

Au moment où les démarches visant à obtenir l'AOC commencent, un grand nombre d’agriculteurs fabriquent de la tome avec le lait d’un troupeau composé au moins en partie de montbéliardes. Mais au niveau de l'INAO, la tendance est plutôt à un resserrement vers les races locales, en l’occurrence la tarine et éventuellement l'abondance, vache originaire de Haute-Savoie. La place accordée à la montbéliarde ne peut être que marginale. A l'issue de nombreuses discussions, un compromis est adopté : pour bénéficier de l'AOC, une exploitation devra fonctionner avec au moins 50 % de tarines et d'abondances. La 3ème race autorisée est la montbéliarde, mais elle devra être en minorité.

Illustration 9 : Tarines
Illustration 9 : Tarines
Illustration 10 :Abondance
Illustration 10 :Abondance
Illustration 11 : Montbéliarde
Illustration 11 : Montbéliarde

Or, cette décision provoque un véritable scandale parmi les éleveurs baujus qui espéraient plus de souplesse. Les éleveurs installés en montbéliardes ont l’impression de ne pas avoir été entendus, d’autant que la scission entre éleveurs « tarins » et « montbéliards » semble recouper d'autres clivages. Les agriculteurs qui se sont tourné vers la montbéliarde sont souvent aussi ceux qui sont le moins bien lotis en terme de patrimoine foncier et qui, de ce fait, se sentent le moins en position de force. Car la tarine est une vache dont la productivité est relativement faible. Pour vendre le même nombre de litres de lait, et donc toucher le même revenu - car la plus value promise sur le lait n’arrivera sans doute pas du jour au lendemain à la proclamation de l’AOC -, il leur faudrait pouvoir élever plus de bêtes, donc trouver de nouvelles terres, ce qui leur pose des problèmes quasiment insurmontables.

‘ « Donc, je préférerais avoir une vache, en donnant que du foin et du regain être à 5500 [litres de lait par an], que d'avoir une vache soi-disant image du pays et puis essayer de la bourrer pour arriver à 5500. Mais ça… Puis il y a le problème du foncier aussi. Nous on peut avoir 20 vaches, on aura les prés, 30 on les aura pas. Ceux qui disent "on va garder 60 tarines", et ben tant mieux pour eux s'ils peuvent. Ils pourront tenir 80 aussi, tant mieux pour eux, parce qu'ils ont des surfaces. Mais nous on peut pas faire ça. Et d'ailleurs, c'est le problème de pratiquement tous les montbéliards sur les Bauges, c'est un problème de superficie. » ’

Les éleveurs « montbéliards », exclus de l'AOC à moins de changer leur troupeau, ont donc l'impression qu'il n'a pas été tenu compte de leurs difficultés, et que les décideurs ont privilégié ce que cet éleveur appelle l' « image du pays ».

Les agriculteurs, bien que motivés par l'AOC, se rendent compte avec un peu de dépit que les critères d'identification de la tome leur échappent et sont imposés de l'extérieur, par les experts de l'INAO, et au-delà par les représentations du consommateur qui lie le produit à un lieu et à une race. C'est aussi l'INAO qui impose de strictes règles du jeu, en limitant les compléments alimentaires, en demandant que les vaches soient nourries quasi-exclusivement avec des produits issus des Bauges. Le rôle des ferments lactiques est lui aussi soumis à réglementation. Par une série de négociations et de compromis, on définit ce qu'est la tome authentique, on construit la tradition. Ensuite, les publicités, les dépliants présentant la tome évoqueront la transmission spontanée de savoir-faire ancestraux.

Ce qui est ressorti de ces négociations est sans doute le constat, un peu amer pour les agriculteurs, qu’ils n’ont plus le pouvoir de décision qui a pu être le leur à une certaine époque. Autrefois seuls maîtres de leur travail et de la direction de leur exploitation, ils sont désormais obligés de tenir compte de différents avis - scientifiques, consommateurs, aménageurs - pour décider des orientations à prendre. Si certains s'adaptent sans trop de difficultés à cette nouvelle situation, d’autres la vivent assez mal, surtout quand ils ont l'impression d'avoir déjà fait de gros efforts pour s'adapter aux mutations de l'agriculture et que ces derniers, loin d'être valorisés, sont dénigrés (ils ont choisi une race bovine qui n'est pas la « vraie » race locale).

Notes
190.

Rapport du SITOB, Demande de reconnaissance en Appellation d’Origine contrôlée pour la tome des Bauges, 1996, p 35.

191.

Rapport des experts, p 18.