Et ce qui se joue dans ces conflits sur le terroir, sur la race ou sur la manière de fabriquer la tome renvoie bel et bien, comme le suggérait notre agriculteur, à l’image que l’on se fait du territoire. Certains points font consensus. La plupart des acteurs s’accordent à voir dans la tome, fromage ménager, un symbole de la petite exploitation face aux grandes entreprises agroalimentaire, de l’usage de méthodes extensives face à un secteur industriel productiviste. Mais cette unanimité ne suffit pas à masquer l’âpreté des conflits au sein du monde agricole. Derrière le terroir ou la race se cachent en effet des manières différentes de lire l’histoire du territoire et d’imaginer son avenir.
Dans les débats qui opposent ceux qui souhaitent une zone limitée au canton et ceux qui désirent l'élargir à un territoire plus vaste, on retrouve bien sûr le même type de réticences que celles qui concernent le territoire du Parc naturel régional. Toute la querelle au sujet de la délimitation de ce qui peut être appelé Bauges ressurgit. Ceux qui plaident pour une tome produite uniquement dans le canton du Châtelard ont recourt aux arguments classiques : un territoire vécu, défini comme tel par ses habitants s’opposerait au territoire du Parc considéré comme administratif et imposé de l'extérieur.
Déclarer que les Bauges sont le canton du Châtelard, c’est aussi vouloir limiter l’appellation « des Bauges » à une zone montagneuse, et donc promouvoir une certaine image du territoire sur lequel est fabriqué le produit, comme on a pu le voir avec l'épisode des panneaux délimitant la zone à côté desquels le visiteur devait découvrir un des sommets du massif.
Le fait d’être fabriqué en montagne constitue pour beaucoup une caractéristique majeure du produit. Si ce type d’affirmation n’est pas en lui-même sujet à controverse, il le devient lorsque l’on entreprend de poser la question : que signifie être fabriqué en montagne ? La tome a-t-elle un goût exceptionnel parce qu’elle est fabriquée selon les méthodes d’une agriculture extensive qui privilégient la qualité du produit, ou parce qu’un terroir particulier lui transmettrait un goût spécifique ?
La seconde hypothèse semble soutenue par nombre de mes interlocuteurs, et un faisceau de croyances plus ou moins explicites attribue à l’altitude une influence particulière sur les qualités organoleptiques du fromage. L’argument le plus couramment employé est celui selon lequel la flore de montagne broutée par les vaches conférerait un goût caractéristique au lait et par conséquent, au fromage. Mais l’identification de la tome à la montagne peut prendre d’autres formes.
‘ « On a même dit que la pâte de la tome ressemblait au calcaire des falaises »’ ‘ (Technicienne agricole )’La tome est ainsi rattachée à des paysages qui sont ceux de la partie la plus haute du massif, donc du canton du Châtelard, considéré, nous le verrons comme la zone la plus sauvage des Bauges.
De l’autre coté, les partisans d’un territoire plus large plaident pour l’ouverture : les agriculteurs de certaines communes de la périphérie du massif font preuve de bonne volonté en adoptant des méthodes traditionnelles. Qu’importe si, géologiquement parlant, ils exploitent des terres qui ne font pas partie du massif ? Ces personnes essaient de donner des Bauges une image moins sauvage et plus rurale. Les Bauges ne constituent pas un territoire de haute montagne, expliquent-ils. L'altitude des villages du canton du Châtelard n'est en fait pas très élevée et les conditions sont comparables avec celles dont bénéficie une partie de la périphérie. Dès lors, pourquoi ne pas permettre aux agriculteurs de cette dernière de se joindre à l'aventure ?
Les débats autour des races bovines peuvent eux aussi être relus autour de la question de l'image du territoire. Deux races s'opposent en particulier, ce sont d'un côté la tarine, et de l'autre la Montbéliarde. Nous avons vu que la race Abondance était aussi autorisée pour la fabrication de la tome des Bauges, mais curieusement, celle-ci n’apparaît quasiment pas dans les débats, comme si, à la différence des deux autres, elle ne constituait pas un symbole important 192 . Originaire de Haute-Savoie, elle paraît sans doute moins exogène que la montbéliarde. Elle fait d’ailleurs un peu figure d’intermédiaire, de compromis entre la tarine et la montbéliarde. Témoin ce dialogue dans un couple, possesseur d’un troupeau de montbéliardes, qui nous montre qu'au-delà de la question du goût du lait, ce qui est en jeu, c'est une façon de se présenter, un « style » :
‘« - Elle : Mais bon, moi je suis persuadée qu'une vache tarine, abondance ou montbéliarde se conduit pas de la même manière.’ ‘- Lui : Oui il y a un état d'esprit qui est aussi là. ’ ‘- Elle : Il y a un état d'esprit, aussi. Vous avez l'état d'esprit tarine, abondance ou montbéliarde. ’ ‘- Lui : Nous, si on rebascule, on rebasculera en Abondance. ’ ‘- Elle : Oui, de toute façon, oui, parce qu'on n'a pas l'état d'esprit tarine. » ’La Tarine est l’objet de tous les éloges de la part des agriculteurs qui l’ont choisi, mais aussi des amateurs de traditions en général, parmi lesquels certains s'expriment abondamment dans les médias. C’est la « race historique ». On la qualifie de rustique, adaptée à la montagne.
‘ « La tarine est par excellence la « vache de montagne ». Agile, elle peut s’aventurer dans des endroits impossibles, si l’on en croit les histoires de bergers ; elle a le pied solide (le sabot noir résiste mieux à l’usure des chemins ; l’abondance, elle, a le sabot blanc). D’autre part, la tarine est très nerveuse, ce qui lui permet de se tirer de pas parfois difficile. Elle est sobre et a, en rapport, une production laitière élevée. » 193 ’Tout un discours dithyrambique en fait la vache identitaire savoyarde. C’est le cas dans un article du Dauphiné Libéré en avril 1997, publié à l’issue d’un comice agricole ayant eu lieu à la Compôte et intitulé "L'appel des traditions". Le ton exalté est tout à fait révélateur de l’état d’esprit qui entoure ces questions de races :
‘ « Identité, le mot est lâché. Après les riches heures qui viennent de s'écouler, rien ne peut plus être tout à fait comme avant pour les Bauges et pour la race Tarentaise. Il n'est désormais plus possible à quiconque d'ignorer qu'il existe en Savoie une race hors normes, rustique, résistante, adaptée aux espaces montagnards, et belle de surcroît. La reine des paysages grandioses et du bon goût, plébiscitée ce week-end comme le symbole vivant de l'identité savoyarde » 194 ’L’arrivée des autres races est présentée comme un accident de l’histoire, une erreur à réparer, ce qui n’est pas sans nous rappeler les éléments « rajoutés » de la chartreuse d’Aillon :
‘ « "Il y a 40 ans, il n'y avait que des Tarines, la race traditionnelle des Bauges. Mais les années 60 ont été mortelles, en grande partie parce que les éleveurs étaient mal organisés". C'est alors qu'ont pris pied l'Abondance et la Montbéliarde. Pourtant, vis-à-vis de cette dernière, la race savoyarde fait valoir son sang de vraie montagnarde : une bonne marcheuse, à l'aise sur les terrains accidentés ; une vache rustique et résistante aux climats difficiles, moins gourmande en nourriture et meilleure transformatrice des fourrages grossiers. » 195 ’La montbéliarde, de son coté, ne bénéficie pas en Bauges de discours aussi enflammés. Les producteurs qui en possèdent se contentent de souligner qu’elle est plus productive, et finalement parfaitement adaptée au milieu de moyenne montagne que sont les Bauges. Ces dernières, insistent-ils, ne sont pas un massif caractérisé par la haute montagne. Au contraire, elles sont pour eux profondément humanisées et travaillées. Le ton de leur discours est différent de celui des thuriféraires de la tarine. Il joue moins sur les émotions, et davantage sur les arguments. La Tarine semble pour eux une vache une peu « extrême » réservée à des agriculteurs de haute montagne, ou à ceux qui veulent se donner une image particulière, comme on peut le percevoir dans cet extrait d’entretien avec une couple de jeunes agriculteurs installés en montbéliardes :
‘« - Question : Parce que c'est comment les Tarines ?’ ‘- Elle : Cheval de course (rires).’ ‘- Lui : Non mais la Tarine…’ ‘- Elle : C'est hard, hein, c'est dur…’ ‘- Lui : Mes parents en ont eu de la Tarine, je sais ce que c'est. C'est une belle vache et tout, mais je veux dire, l'état d'esprit pour la Tarine, moi je le vois, pour moi, hein, sur les gars qui se mettent en bio ou en truc comme ça. C'est une vache qui va bien pour ces gens là. Enfin, j'espère qu'il y en a pas trop qui vont m'entendre (rires). Mais moi, j'ai eu visité une exploitation du côté de Yenne, tout ça là-bas, où ils ont des troupeaux de 50 Tarines et tout, c'est des superbes troupeaux, ou alors la vallée de la Haute-Tarentaise, Haute-Maurienne, parce que eux, ils ont des alpages qui sont très hauts, il faut un bon pied, il faut…’ ‘- Elle : Pour eux, c'est une obligation, parce que c'est la vache qui va bien pour le lieu.’ ‘- Lui : Mais nous dans notre région, un gars qui veut taper dans le bio, c'est une vache qui… par rapport à une montbéliarde, elle se nourrit deux fois moins. Enfin ça fait moins…’ ‘- Elle : C'est une vache qui est plus rustique’ ‘- Lui : Plus rustique, ouais ouais… […] Mais bon quand une vache a 15 litres, c'est une bonne vache, c'est une vache moyenne. Une bonne vache (rires). Mais nous on a des alpages ici qui sont pas tellement en altitude, des alpages qui partent entre 1000 et 1700-1800. On peut se permettre d'avoir des vaches un peu meilleures, même avec l'AOC qu'on a un truc à 5500. » ’Ces même agriculteurs soulignent le passé commerçant de la vallée des Bauges. Les Baujus ont toujours possédé des vaches de toutes sortes, et ont sans cesse tenté d’innover en introduisant de nouvelles espèces. Vouloir gommer cette réalité, et notamment revenir sur la présence en Bauges des Montbéliardes de ces dernières décennies leur apparaît comme un déni d’une partie de l'histoire du territoire. Ils insistent sur le fait que le massif était autrefois ouvert sur l’extérieur, et non pas replié sur lui même comme un certain discours le laisse aujourd’hui entendre. L’image des Bauges dans l’histoire est pour eux celle d’une forme de multiculturalité :
‘ « Dans les Bauges, y’a toujours eu un peu de tout. C’est un massif qui avant était très dynamique. Y avait beaucoup de très bons maquignons, de très bons commerçants. Puis ils bougeaient beaucoup, les Baujus. Alors que c’est vrai que l’image qu’on leur donne maintenant, c’est pas du tout celle qu’il y avait auparavant. Et comme ils bougeaient beaucoup, ben ils ramenaient beaucoup de choses de l’extérieur. Et donc des vaches, c’est vrai qu’il y en avaient qui venaient d’un peu partout. Je sais plus où j’avais vu… y’avait des Salers, ou je sais plus quoi qui était arrivé ici, quoi. » ’Par ailleurs, il s’avère que les qualités organoleptiques ne changent pas tellement si le lait est produit par la tarine, puisque, comme le soulignent les agriculteurs « montbéliards », les tomes fabriquées par des montbéliardes remportent de nombreux prix dans les différents concours agricoles. Ces résultats sont largement commentés lors des foires locales, comme j'ai pu le constater à celle de Lescheraines à l'automne 2003.
Muriel Faure a remarqué le même phénomène pour le beaufort : la tarine est très valorisée et l'abondance un peu oubliée, cf FAURE, M., « Un produit agricole "affiné" en objet culturel »...
BOUVET, Pierre, Bergers et alpages dans les Bauges, bureau de la montagne des Bauges, non daté.
Dauphiné Libéré du 24 avril 1997.
Dauphiné Libéré du 17 avril 1997.