Projets de territoire…

Pourquoi est-il si important d’après certains acteurs, de faire en sorte que la tome soit fabriquée au moins en partie avec des Tarineset de lier l'image de cette race bovine à celle du canton du Châtelard ?

En ce qui concerne la question des races, nul ne conteste le fait que les montbéliardes soient parfaitement adaptées aux alpages des Bauges. De plus, les qualités gustatives du fromage fabriqué avec leur lait sont aussi reconnues, si ce n’est davantage que celle du fromage fabriqué à partir du lait des tarines.

En réalité, les raisons de l’engouement pour la tarine ne sont pas à chercher dans la qualité intrinsèque du produit, mais bien dans l’image du territoire qui lui est rattaché. Il s’agit en effet de modeler le paysage au sens concret du terme, en obligeant les agriculteurs à mettre des Tarines dans les champs. Ainsi, le visiteur, qui est peut-être aussi un consommateur de tome des Bauges, peut découvrir lorsqu’il se rend dans le massif ces vaches d’aspect rustique, qui correspondent à l’idée qu’il se fait de l’agriculture traditionnelle.

Dans le même ordre d’idées, le cahier des charges stipule que les vaches devront être nourries de foin durant la période hivernale et que « l’apport des fourrages produits à l’extérieur de l’aire AOC est autorisé en appoint des ressources locales et sans dépasser 30 % des besoins annuels de l’exploitation pour l’ensemble du troupeau ». De la même façon, on pourrait objecter que le fait d’importer en Bauges du foin issu d’une agriculture raisonnée et extensive venu, par exemple, des zones périphériques du massif non incluses dans l’AOC ne diminuerait pas la qualité finale du produit. Mais cette interdiction peut être lue différemment : on peut la considérer comme l’obligation faite aux agriculteurs de produire du foin dans la zone AOC. Le véritable enjeu est donc de maintenir dans les Bauges des prairies de fauches, qui seront fauchées deux fois, en juin puis, plus tard, au moment du « regain ».

Et en effet, l’AOC semble toute entière travaillée pour répondre aux désirs des consommateurs concernant non pas seulement le produit, mais bien l’image du territoire dont ce dernier est issu. Les consommateurs sont aussi pour certains d’entre eux les touristes qui viennent chercher en Bauges une part de rêve, en contemplant les foins ou les belles vaches de race typique dans les champs.

Le président du Parc a ainsi pu déclarer : « La marque de qualité que nous voulons imprimer au Parc correspond tout à fait à l'image d'une race de qualité comme la Tarine » 196

Cet objectif de modelage des paysages est clairement exprimé par certains responsables agricoles :

‘ « La belle Tarine est la race savoyarde par excellence. Adaptée au climat, remarquable par sa faculté de transformer les fourrages grossiers, elle est "la laitière des conditions difficiles" tout en étant le premier outil de gestion des paysages. « la race est un élément du Patrimoine", redit avec juste raison Marcel Durupthy, président de l'UPRA Tarentaise. » 197

L’image du territoire qui est ainsi mise en avant est celle d’un territoire jugé « authentique » pour cela, relativement fermé à la nouveauté. Il est intéressant de noter que les propos des agriculteurs défendant la montbéliarde s’opposent quasiment point par point à un certain discours publicitaire sur la tome vantant l’ « intégrité » du massif qu’il faudrait protéger. Témoin de cette tendance, le SITOB présente ainsi les résultats d’une étude de marché sur la tome, au cours de laquelle on a posé à différents opérateurs de la distribution (grossistes et détaillants) la question : « qu’est-ce qui caractérise la tome de Bauges ? » 198

Le massif des Bauges c’est La tome des Bauges, c’est
- Un « terroir spécifique »
- Un massif qui a gardé ses spécificités, un « bastion » qui ne s’est pas encore trop ouvert au tourisme
- Un massif qui se caractérise aussi par ses habitants, les Baujus : des gens « vrais » avec qui les rapports humains sont plus francs, mais qui sont également perçus comme des gens rudes et entêtés
- Mais il existe une crainte que le classement du massif en Parc Régional Naturel entraîne un important développement touristique, nuisible à « l’intégrité » du massif.
- Un « produit spécifique »






- Un produit qui risque de se banaliser et de perdre ses caractéristiques.

On voit bien qu’au-delà de la race de vache ou de la zone, les enjeux sont les représentations du territoire ainsi que le projet que l’on a pour ce dernier. Pour certains porteurs du projet, il s’agit de donner du territoire une image « pure » et « authentique », qui, on le voit bien, passe par une forme de repli sur ce qui est estimé être son « intégrité ». La continuité historique, l'absence de changements sont mis en avant. Si l'on se méfie des touristes, qui pourraient dénaturer le territoire, ceux-ci sont en même temps les premiers destinataires de ce dernier. Ils doivent en effet pouvoir trouver dans le monde rural la campagne rêvée, avec ses paysages traditionnels de prés de fauche, et ses vaches véritablement savoyardes.

Mais les agriculteurs supportent plutôt mal de se voir ainsi réduits au rang de producteurs de paysages pour citadins en mal de nature. Pour eux, la campagne ne doit pas être seulement un réservoir d’image pour touristes : elle doit être le lieu vivant d’une production et garder sa capacité de décision et d’initiative. Ils s’interrogent sur l’avenir du territoire, sur les directions à prendre.

Or, l’AOC telle qu’elle s’est construite, si elle est le fruit de l’initiative et du long travail des producteurs, décidés à s’adapter aux demandes du marché pour survivre, est aussi pour eux le lieu d’une amère découverte : celle de la perte de pouvoir dont ils sont l’objet. Ils se disaient prêt à faire un compromis entre des exigences imposées de l'extérieur, notamment en terme d’hygiène, et les usages locaux. Mais dans ces négociations visant à définir le « produit authentique », ils voient leur influence décliner au profit d’autres acteurs. Beaucoup se plaignent d’avoir l’impression de que leur parole ne compte pas.

‘ « Il y a eu une réunion à Jarsy, d'ailleurs je me rappelle plus des dates, où ils avaient convoqué tous les agriculteurs, c'est-à-dire, y'en avait un paquet, ils y étaient pratiquement tous. Ils étaient arrivés à tomber tant bien que mal à un accord d'ensemble sur ces histoires de races. […]Ils ont envoyé un dossier à Paris pour l'INAO, pour faire le cahier des charges, et ils ont pas tenu compte de la décision qui avait été prise à la réunion ici, ils ont mis un peu ce qu'ils ont voulu, quoi. »’

Entre les deux puissantes institutions que sont le Parc et l’INAO, les agriculteurs ont bien du mal à faire entendre leur voix, et doivent tout simplement se soumettre aux exigences de leurs écrasants partenaires. La tome et à travers elle le territoire sont en fait l’objet d’un recadrage par l’INAO selon les courants actuellement en vigueur (peu de races, zone réduite), et les agriculteurs n’ont pas vraiment la capacité de proposer autre chose sous peine de voir leur demande d’AOC rejetée.

‘ « Mais la commission AOC nous ont clairement dit que la tendance nationale, c’était pour restreindre. […] C’est pour restreindre les cahiers des charges, pas pour les élargir. Au contraire, tout le monde est en train de resserrer les cahiers des charges. Sur l’alimentation, sur les races sur tout. Et ils ont dit : " vous allez pas maintenant, vous, faire une AOC qui élargit : ça ne marchera pas. Ça ne passera pas au CNPL [comité national des produits laitiers]. Donc je veux dire, on a dit : "il faut faire l'AOC pour qu'elle passe, autrement c'est pas la peine. Donc faire un cahier des charges qui soit accepté au CNPL". Puis après, c'est pas une obligation, une AOC. Si les gens veulent pas y aller, ils iront pas. Après ils feront le choix d'y aller ou de pas y aller. Mais nous, on était bien obligés de faire une AOC qui passe. Donc pareil sur la zone. Il y a un gros débat sur la zone aussi, bien sûr. »’

Ils découvrent à quel point l’AOC est contraignante, emprisonnant la tome dans une définition précise qui rend impossible sa fabrication avec d’autres méthodes que celles stipulées dans le cahier des charges. Ils ont certes émis des normes sur la qualité du produit, et réussi ainsi à se prémunir contre la concurrence industrielle. Mais ils ont du même coup perdu leur capacité d’innovation sur le fromage. Alors que la tome a évolué pendant des centaines d’années suivant en cela l’évolution des savoir-faire de ses producteurs et l’introduction de nouvelles races dans le massif, elle est désormais figée par le cahier des charges.

En obtenant l’AOC, les éleveurs baujus se sont en partie mis à l’abri de la loi du marché. Mais en même temps, ils ont dû se résoudre à accepter ce que certains d'entre eux refusaient jusqu’alors : ils sont en quelque sorte devenus des prestataires de service, rémunérés pour produire et conserver les paysages attendus par les touristes. Si l'imposition de contraintes est toujours plus ou moins mal vécue par les agriculteurs, l'indépendance étant une des notions clés de leur profession, elle l'est d'autant plus lorsqu'ils ont le sentiment que dans le débat visant à définir des normes de production, leur voix n'est pas écoutée.

Notes
196.

Propos cités dans le Dauphiné Libéré du 26 octobre 1996.

197.

La Maurienne, du 18 avril 1997.

198.

Rapport du SITOB, Demande de reconnaissance en Appellation d’Origine Contrôlée pour la Tome des Bauges, 1996, p 32.