La réserve, un territoire convoité

A l’Est du massif, entre les villages de Jarsy, de la Compote, d’Ecole et la Combe de Savoie s'élèvent les sommets les plus hauts des Bauges (l’Arcalod, le Trélod, le Pécloz). Le relief accidenté et l'altitude ont préservé cette zone d'un peuplement humain permanent. Elle accueillait cependant autrefois de nombreux alpages, exploités par des paysans du cœur du massif, mais aussi de la Haute-Combe de Savoie, qui montaient de Cléry, Verrens-Arvey ou Montailleur. Les habitants du canton du Châtelard et de la plaine se côtoyaient ainsi pendant la saison d’été, et nouaient parfois des rapports amicaux.

L’emprise de l’Etat est peu à peu devenue importante dans ce secteur. En effet, dans le vallon de Bellevaux, au dessus d’Ecole s’est implanté au XIème siècle un monastère bénédictin. Après l’incursion de la Révolution française en Savoie en 1792 et la fuite des derniers moines, les vastes domaines forestiers appartenant au monastère deviennent des bien nationaux. Ils resteront dès lors dans le domaine public, acquérant le statut de forêts domaniales. Dès 1913, une volonté de protection de cet espace existe puisque l’administration des Eaux et forêts a suspendu la location du droit de chasse dans une partie des bois dont elle assure la gestion. La zone est surveillée par des forestiers et un garde-chasse. Mais pendant la Seconde Guerre Mondiale, ceux-ci ne peuvent empêcher le braconnage des maquisards et des habitants des villages voisins, soucieux d’améliorer l’ordinaire. Le cheptel est décimé, au point qu’il ne reste en 1949 qu’une cinquantaine de chamois et quelques chevreuils 199 .

Après guerre, lorsque la déprise agricole s’accentue, de nombreux alpages sont désertés, au profit d’autres, plus faciles d’accès. L’Etat, par l’intermédiaire de l’administration des Eaux et forêts et du Conseil Supérieur de la Chasse, rachète peu à peu les terrains laissés vacants. Le 30 mars 1953, la réserve est créée par un arrêté du ministre de l’agriculture. Il s’agit au total de 4070 hectares de terrain appartenant à l’Etat auxquels s’ajoutent 592 hectares de terrains loués, soit au total 4662 hectares de réserve. La réserve s’agrandit encore après sa création, pour atteindre aujourd’hui 5202 hectares, qui concernent 12 communes de Savoie et Haute-Savoie : Cléry, Doucy, Ecole, Grésy-sur-Isère, Jarsy, Montailleurs, Verrens-Arvey, Chevaline, Doussard, Faverges, Giez et Seythenex, toutes membres du PNR du massif des Bauges à l’exception de Giez qui n’a pas adhéré.

Au départ, la réserve est conçue avant tout comme un lieu de préservation du gibier. C'est donc une réserve « cynégétique », ayant pour but final de permettre le renouvellement des espèces pour la chasse. On n’évoque pas alors de protection de la nature, d’écologie ou de préservation des écosystèmes. Ainsi, lors d’un discours prononcé en 1963, le conseiller général du canton qualifie la réserve de « succès grandissant tout à la gloire de la chasse française », expliquant que les chasseurs des Bauges « ont, malgré eux, le privilège de ce voisinage », puisque le gibier augmente aux alentours de la réserve.

Mais on peut d’ores et déjà percevoir la tension sous-jacente derrière ce discours, révélée par la locution « malgré eux ». Dès sa création, la réserve a été très mal accueillie par les habitants des villages concernés. La mainmise de l’Etat et l’interdiction de chasser sur un territoire qu’ils considèrent comme faisant partie du patrimoine villageois a été interprétée comme une intolérable « exclusion » 200 . La réserve s’étend d’ailleurs peu à peu, puisque, au cours des années 1960, l’Etat continue de racheter des alpages, qu’il reboise ou laisse s’embroussailler. Les buissons d’ « arcosses » (aulne vert) progressent et les paysages se referment. Les paysans, bien que convaincus de vendre par des prix attractifs éprouvent une véritable amertume à voir ainsi une nature non domestiquée envahir des terres que leurs aïeux avaient travaillées

De plus, le droit de chasse demeure pour eux un droit inaliénable de la communauté villageoise qui se doit de réguler la prolifération du gibier sur son territoire et de protéger ainsi ses cultures. Les gardes de la réserve doivent donc faire face à de nombreux problèmes de braconnage. Les relations entre gardes et habitants sont tendues. Les habitants surnomment l’un des gardes-chasse « le shérif », et reprochent aux fonctionnaires leurs méthodes cavalières et peu respectueuses de l’environnement. Selon des témoignages que j'ai pu recueillir, les gardes de la réserve auraient ainsi écrit en lettres rouges sur les rochers « interdit au public ». .

La tension est à son comble lorsque, au cours des années 1960 et au début des années 1970, l’ONF et l’ONCFS « font sauter » à l’explosif les anciens chalets d’alpages, pour empêcher d’éventuels braconniers d’y trouver un abri. Une telle agression vis-à-vis de ces chalets construits et maintenus en montagne au prix de tant d’efforts est plus que les paysans ne peuvent en supporter. Les cabanes de l’ONF et de l’ONCFS sont, quant à elles, fermées à double tour. Plusieurs d’entre elles sont incendiées en représailles. La guerre des cabanes dure ainsi une dizaine d’années.

‘ « Pour aller plus loin encore, on fit sauter les chalets qui constituaient, selon les gardes, des repaires à braconniers ; mais la population baujue ne pardonna pas cette atteinte grave à son passé, sa passion, sa peine. Ces chalets étaient construits depuis si longtemps : « la neige et les rochers n’avaient réussi à les arracher ». Ils furent les victimes d’une politique aussi stupide qu’irresponsable. » 201

Les paysans accusent l’ONF et l’ONCFS de ne pas être capables de gérer le milieu naturel. Selon eux, la prolifération du gibier entraîne en effet des dégâts pour les cultures environnantes mais aussi dans les forêts, car en cas de disette, les animaux broutent les pousses et les bourgeons terminaux à leur portée. Le problème semble bien réel, puisque les gestionnaires de la réserve mènent des études sur la question 202 . Les mouflons qui ont été introduits dans les années 1950 semblent responsables d’une bonne part de ces dégâts. Agriculteurs et propriétaires forestiers estiment que les gestionnaires de la réserve ne font que laisser s’aggraver la situation, et enragent de ne pouvoir régler le problème eux-mêmes.

Aussi lorsqu’en 1977 éclate chez les chamois de la réserve une épidémie de kérato-conjonctivite qui décime leur population, les chasseurs triomphent, et évoquent la « sanction naturelle » d’une politique irresponsable.

A la suite de cet épisode, l’ONF et l’ONCFS modifient leur mode de gestion de la réserve et commencent à négocier avec les chasseurs qui ont constitué un « Groupement d’intérêt Cynégétique des Bauges ». Peu à peu, les relations se détendent. Les chasseurs participent aux plans d’abattage, c'est-à-dire qu'ils doivent tirer des individus précis (par exemple une femelle chamois de tel âge), et sont consultés sur la gestion de la réserve.

A partir de 2000, dans le cadre du dispositif européen Natura 2000, le Parc entreprend de protéger les pelouses d’altitude, qui sont notamment le lieu de vie du Tétra-Lyre. La démarche de protection initiée par le réseau Natura 2000 diffère sensiblement de celle qui avait présidé à la constitution de la réserve. Il s’agit en effet de préserver la diversité biologique en protégeant des milieux rares en tant qu’habitats d’espèces à sauvegarder. Or, nombre de ces milieux ont en fait été créés par l’action de l’homme, et la présence de ce dernier doit être maintenue pour leur éviter de se dégrader. Il ne s'agit donc désormais plus de créer de vastes réserves au sein desquelles l'homme est totalement absent, mais bien de conserver les milieux existant en l'état, y compris si ceux-ci ont été créés par l'action humaine.

Après bien des négociations, le chargé de mission Natura 2000 du Parc parvient à un accord avec les gestionnaires de la réserve. Pour empêcher la forêt de reprendre ses droits et maintenir des zones de prairie, il est décidé de reprendre l’exploitation agricole de l’un des alpages, celui de l’Armène. La proposition est lancée chez les agriculteurs, et une famille d’Ecole accepte de louer l’alpage pour y mettre des génisses. C’est donc, timidement, le retour des bêtes dans la réserve, qui s’effectue pendant l’été 2003. Un retour qui semble sceller une réconciliation entre la population locale et les gestionnaires.

Il est aujourd’hui relativement difficile d’obtenir des précisions sur ces différents épisodes. Les habitants des villages concernés se montrent réticents lorsque l’on tente de les interroger sur l’histoire de la réserve, et renvoient le chercheur vers les gardes s’il s’intéresse à ce sujet, se déclarant incompétents. Ce sont les témoins extérieurs, et notamment les premiers néo-ruraux qui évoquent le plus facilement l’époque de « la guerre des cabanes ».

Cependant, certains documents permettent de mieux comprendre la logique qui anime les protagonistes de ces événements.

Notes
199.

Conseil supérieur de la chasse, La réserve nationale des Bauges, 1963.

200.

Terme employé notamment par le président du groupement d’intérêt cynégétique des Bauges, cf l’Echo des Bauges n° 13, juillet 2003.

201.

BOUVET, P., Bergers et alpages des Bauges, p 22-23.

202.

Un mémoire de l'ONF de 1988 s'interroge ainsi sur les solutions pouvant permettre de limiter ces dégâts. Disponible auprès du groupe « patrimoine de la communauté de communes, dossier G3.