D'un point de vue anthropologique, la nature est une construction sociale. De nombreux travaux, parmi lesquels ont peut citer ceux de Philippe Descola 203 , montrent qu'il existe une palette quasiment infinie de façons pour l'homme de considérer ses rapports avec le reste du vivant.
Or, les conceptions de la nature et de sa bonne gestion des agriculteurs-chasseurs locaux et des concepteurs-gestionnaires de la réserve sont quasiment opposées et s'appuient sur des représentations très différentes de l’environnement naturel.
La logique qui préside à la création de réserves naturelles suppose une nature fragile, qui risque de se dégrader sous l’action de l’homme. C’est pourquoi il convient de créer des zones de protection dans lesquels les populations d’animaux et de végétaux pourront se développer en tout quiétude. Les gestionnaires passés et présents de la réserve se situent donc dans un courant de pensée fondé sur l'idée que la nature est ce qui n'a pas été modifié par l’homme, ce qui ne dépend pas de lui. L’homme en est l’élément perturbateur, qu’il s’agisse des populations locales qui la détruisent par une chasse et une exploitation trop intensive ou des touristes qui affluent en trop grand nombre.
Cela nous renvoie au travail de Jean-Louis Fabiani sur l’histoire de l’écologie comme science 204 . Celui-ci montre que la distinction de la nature et de la société humaine est au fondement de la constitution d’une définition savante de la nature. Alors que la science devait au départ permettre la maîtrise de l’homme sur la nature, l’idée qu’il faut maintenir en l’état l’objet de recherche s’impose au cours du XXème siècle, et débouche sur la constitution de réserves. Petit à petit se diffuse l’idée que seule la suppression de l’activité humaine peut permettre à la nature d’atteindre sa plénitude. Il s’agit donc en quelque-sorte d’extraire une nature « pure », non transformée. Le retrait de l’homme devient condition du progrès de la nature, et l’action humaine est associée à la régression, les hommes étant perçus avant tout comme des « trouble-fêtes ».
Par ailleurs, si lors de la création de la réserve, on évoque avant tout l’intérêt des chasseurs pour lesquels il convient de préserver le gibier, un autre groupe de population apparaît assez rapidement dans les débats. Ce sont les randonneurs, citadins et touristes en quête de nature qui viennent chercher dans la réserve une forme de ressourcement. Dès 1967 un article du Dauphiné Libéré consacré à la réserve les mentionne, pour les avertir de leurs devoirs :
‘ « Il est grand temps que les gens des villes qui viennent trop nombreux actuellement et c’est indispensable pour leur santé mentale et physique, dans une nature qui n’a pas été aménagée pour les recevoir comprennent qu’ils doivent être des conservateurs et non des destructeurs » 205 ’En 1977 un dépliant édité par l’ONF et l’ONCFS et intitulé « Conseils aux touristes » explique que les habitants des grandes villes alentour « cherchent de plus en plus à fuir dès qu’ils le peuvent leur univers quotidien trop animé, trop concentré pour aller chercher ailleurs le calme, la tranquillité, l’espace. Ils portent notamment un intérêt croissant aux "zones protégées" ».
Dans ce document, l’univers quotidien, c’est-à-dire la ville « trop animé[e]» est manifestement conçue comme lieu de l’activité, tandis que la campagne est le lieu du « calme » et de la « tranquillité » 206 . Elle est donc le lieu du repos, et d’une certaine forme d’harmonie naturelle, qui manquerait à l’homme des villes, prisonnier de la course frénétique du Progrès.
Mais la vision du rapport hommes-nature des agriculteurs et chasseurs locaux est toute autre. Un bon aperçu en est donné par un article tiré de Vivre en Bauges, le journal local, de l’été 2002, dont l’auteur est une habitante d’Ecole. Si celui-ci n’est sans doute pas représentatif de l’opinion de l’ensemble des habitants natifs des Bauges, il a du moins le mérite de mettre à jour un certain nombre de thématiques.
‘ « L’histoire se passe dans un pays où les animaux et les plantes vivent ensemble. Un jour, les arbres de la forêt voient leur écorce arrachée par les cerfs et les chevreuils qui s’ébrouent autour d’eux et frottent leurs bois jusqu’à entamer l’intégralité de la protection naturelle des arbres, qui souffrent, perdent leur sève, ce qui attirera la vermine et fera souffrir leur feuillage. ’ ‘ Criant contre ces animaux en liberté, ils s’entendent répondre « vous n’avez qu’à… ne pas être là »… ! Les arbres, agressés et souffrants sont de surcroît culpabilisés, eux si fiers de maîtriser le sol et d’assainir l’air des hommes.’ ‘ L’homme qui planta ces arbres s’émeut et va trouver les chasseurs pour leur demander de limiter la prolifération de cette gente malfaisante qui détériore la nature et le patrimoine des villageois.’ ‘ D’accord ! On ira… Autrefois c’était ainsi, mais de nos jours ? ’ ‘ L’histoire qui se passe de nos jours défie toute capacité humaine de résoudre un problème de la vie courante, parce que :’ ‘ - Des hommes possèdent des parcelles en forêt, et ont droit au fruit de leur dur et long travail après plusieurs décennies.’ ‘ - Des hommes aiment voir gambader sur les montagnes et les chemins, ces animaux sauvages qui vivent dans nos forêts et s’en nourrissent.’ ‘ - Des hommes régulent la prolifération de nos animaux, qui, en trop grand nombre, deviennent des parasites de la nature et du travail des hommes.’ ‘ - D’autres hommes, qui ont fait quelques études dans les livres et veulent « en imposer » et diriger ceux du cru qui, pourtant, savent de quoi ils parlent lorsqu’ils font un plan régulateur dans un village, pour un secteur.’ ‘Et voilà pourquoi, les villageois verront leur travail ancestral, brouté, abîmé, par les animaux dans une région.’ ‘ Moralité de cette histoire : les catégories d’hommes qui sont spoliés dans leur bien et dans leur activité, se disputent entre eux… Mais versent ensemble leurs impôts pour payer la catégorie qui a pour fonction de nuire aux uns comme aux autres…’ ‘ Nous sommes loin du temps où les maquisards, dans nos forêts, se nourrissaient de sa faune. Pour faire cesser cette situation mise en place pour nuire aux autochtones… Que feriez-vous ? écrivez-nous.’ ‘- La jalousie voudrait urbaniser les campagnes : tout le monde pareil ! ’ ‘- L’ « envie » voudrait que la campagne, la nature soient à tout le monde, qu’il n’y ait plus de propriétaires ! …’ ‘- La « Crédulité » et l’ « Apathie » vont payer, car…’ ‘- A dictature de l’argent, fascinée par les subventions possibles s’immisce en chef de corvée pour contraindre les propriétaires à obéir à certaines disciplines d’enseignement universitaire (éthologie- botanique, -etc. –etc.)’ ‘Serait-ce de la fiction ? »’Ce texte, dont l’auteur s’élève contre les dégâts commis dans les forêts privées par les animaux aux alentours de la réserve, nous éclaire sur le fossé qui sépare la conception de la nature des villageois et celle qui préside à la politique de la réserve.
Il débute par la description d’un monde idéal, dans lequel tout déséquilibre est facilement contenu et réparé. Le déséquilibre, en l’occurrence, est la prolifération anormale du gibier qui détériore les arbres, rapidement corrigée par les chasseurs. Ce passage entraîne deux remarques sur les représentations de la nature qu’il véhicule.
Tout d’abord, de ce point de vue, la nature ne s’autorégule pas. Elle n’est pas considérée comme un lieu d’harmonie, mais au contraire comme le lieu où la loi du plus fort est susceptible de s’exprimer dans tous ses excès. L’auteur décrit les arbres comme des êtres utiles « fiers de maîtriser le sol et d’assainir l’air des hommes », victimes injustement agressées, et les animaux comme une « gente malfaisante ». Cette terminologie nous renvoie aux « nuisibles », c’est-à-dire aux animaux jugés dangereux ou malsains que l’on a exterminés pendant des siècles. La notion est aujourd’hui contestée par les écologistes pour lesquels aucun animal n’est nuisible en tant que tel, ce qui scandalise les chasseurs.
Ensuite, dans ce monde cruel, l’homme a le devoir de jouer le rôle de régulateur, car les animaux s’attaquent à la fois à « la nature » et au « patrimoine des villageois ». Ils mettent donc en péril l’ordre naturel, mais aussi l’ordre social et culturel, ce qui justifie l’intervention humaine. L’homme est ici considéré comme le gardien de l’édifice, dans la tradition chrétienne de la Création. Nous sommes donc en présence d'une conception du monde anthropocentrée, au sein de laquelle l'univers s'organise autour de l'homme 207 .
Face à ce monde bien réglé et juste, l’auteur oppose « l’histoire qui se passe de nos jours » et son absurdité. Elle décrit trois catégories d’hommes qui pourraient selon elle vivre en harmonie : les propriétaires forestiers, les randonneurs « qui aiment voir gambader sur les montagnes et les chemins ces animaux sauvages », et les chasseurs. Mais une quatrième catégorie apparaît, ceux « qui ont fait quelques études dans les livres et veulent " en imposer " ». Ceux-ci ne reconnaissent pas le savoir faire des « gens du cru qui, pourtant, savent de quoi ils parlent lorsqu’ils font un plan régulateur dans un village ». Le savoir universitaire, supposé rapidement acquis dans les livres et très abstrait, est ici opposé au savoir acquis depuis des siècles par les villageois sur le terrain.
On voit aussi surgir les thèmes récurrents dans le monde rural de l’emprise des technocrates, eux-mêmes réduits au rang de nuisibles (« la catégorie qui a pour fonction de nuire aux uns comme aux autres »), et de l’Etat, qui oblige à payer l’impôt.
Dans la dernière partie, l’auteur nous livre son analyse de la situation : elle évoque la jalousie et l’envie qui voudraient « urbaniser les campagnes », et spolier les « propriétaires » de « la montagne » et « la nature ». On en peut plus nettement décrire le sentiment de dépossession qu’éprouvent actuellement certains des habitants issus du monde paysan vis-à-vis des espaces montagnards qui les entourent. Ceux-ci étaient pour eux le lieu et l’objet du travail de leurs parents et aïeux, qui les géraient sans en référer à personne. Désormais, d’autres populations s’emparent littéralement de ces espaces, et les agriculteurs doivent assister impuissants à ce qu’ils considèrent comme leur dégradation. L’expression « Urbaniser les campagnes » évoque une domination culturelle venue de l’extérieur, une quasi-colonisation, et l’angoisse de perdre sa spécificité.
On voit surgir dans le dernier paragraphe la « dictature de l’argent », qui peut sembler une référence à la société de consommation actuelle. Il s’agit ici de s’attaquer aux subventions, sans doute venues de l’Etat, qui faussent les règles du jeu, en accordant des aides aux propriétaires qui respectent certaines normes environnementales. Pour l’auteur, cela revient à se soumettre à des « disciplines d’enseignement universitaire ». Les disciplines citées (« éthologie, botanique, -etc.-etc. ») renvoient évidemment à l’ennemi déclaré : les écologistes. Les références scientifiques de ces derniers ne sont pas reconnues par les tenants de la conception anthropocentrée du monde, qui y voient l’expression d’une vision urbaine de la nature. L’impression de contrainte qui se dégage (cf le vocable « corvée ») va jusqu’à suggérer la manipulation, le complot de différentes institutions, visant à obliger les paysans à « obéir » à des idéologies venues de la ville. De manière générale, ceux qui ont fait « quelque études » prennent donc le pouvoir dans le monde rural, au détriment des gens du cru et de leurs savoirs. Le monde décrit semble absurde, régi par la logique du profit.
Nous voyons bien que pour les agriculteurs-chasseurs, monde social et monde naturel sont indissociablement liés. Le monde est et doit demeurer un monde anthropisé, dans lequel l’homme contribue à la création et à l’entretien des paysages : champs, prairies, forêts, pâturages d’altitude. La nature, ou plutôt le monde sauvage est perçu comme une entité forte, envahissante, qui doit être régulée par l’homme, faute de quoi elle se répand de façon anarchique, au détriment de certaines espèces, comme en témoigne la multiplication des chamois, ou l’inquiétante progression des buissons d’ « arcosse » (aulne vert) dans les alpages abandonnés.
Le retrait de l’homme n’entraîne pas seulement un envahissement du monde par le sauvage, il est la cause d’une dégénérescence de celui-ci. Isabelle Mauz montre bien dans son étude sur les rapports hommes-animaux dans le Parc national de la Vanoise 208 que dans la conception des chasseurs, une espèce sauvage doit être pourchassée pour demeurer en bonne santé, et conserver un comportement conforme à ce qu’elle est. Si elle n’est pas traquée, elle dégénère, comme c’est le cas, selon les chasseurs de la Vanoise, des bouquetins, qui se rapprochent de plus en plus des habitations, alors que leur statut de bêtes sauvages devrait normalement les maintenir aux confins de la commune, dans la montagne. Dans le texte ci-dessus, les animaux de la forêt deviennent agressifs, « méchants » vis-à-vis des arbres. La chasse préserve donc un équilibre jugé sain, bénéfique pour tous les êtes vivants, qu’une protection excessive réduit à néant.
Le monde décrit par les agriculteurs-chasseurs est donc un monde dans lequel l’homme joue le rôle indispensable de régulateur. Or, les populations paysannes voient avec désespoir les paysages se transformer, les buissons gagner les alpages travaillés pendant tant d’années : la nature leur paraît aujourd’hui puissante, conquérante, presque « mangeuse d’hommes ». Tous les agriculteurs des Bauges-Devant évoquent avec nostalgie le temps où l’« on fanait jusque sous les rochers, et sur les rochers aussi. C’était tout pillé, mais alors pillé, à une bûche 209 près, hein ? ».
Quant au silence qui succède à l’animation des troupeaux d’autrefois, ce fameux silence recherché par les randonneurs, il leur paraît anormal, signe de mort. Un ancien berger, dans un mémoire consacré aux alpages des Bauges, écrit ainsi dans le paragraphe consacré à « la réserve de chasse et sa politique » :
‘ « Dès lors, la politique de la réserve de chasse fut de ne laisser subsister en ces endroits que chamois, mouflons, tétras-lyres et autres animaux de montagne. C’est pourquoi les alpages ne furent plus égayés par les « sonnettes » et le silence succéda à leur chant. » 210 ’La réserve devient alors le symbole d’un monde qui bascule, dans lequel le milieu et les plantes changent. C’est un monde triste et sans vie, dans lequel l’homme n’a pas sa place.
La rancœur des habitants des villages alentour est donc longtemps restée vivace vis-à-vis des promoteurs de la réserve et plus généralement d’un groupe composé de techniciens ayant fait des études supérieures, qui semblent leur imposer leur vision de la nature.
DESCOLA, Philippe, 2001, Anthropologie de la nature, Leçon inaugurale au Collège de France, Collège de France.
Fabiani, Jean-Louis, 1985, « Science des écosystèmes et protection de la nature », in : Cadoret, A. (Dir), Protection de la nature, Histoire et idéologie. De la nature à l’environnement, Paris, L’Harmattan, pp. 75-93.
Dauphiné Libéré du vendredi 9 novembre 1967.
Cela nous renvoie à un problème bien actuel des représentations du territoire, qui s’est récemment concrétisé dans les difficultés à trouver un slogan pour le massif. L’agence de communication engagée par le Parc proposait « Loin du bruit, près de la vie », mais les acteurs socioprofessionnels on massivement rejeté ce slogan, estimant qu’il donnait une image somme toute négative d’une campagne sans activité. Voir à ce sujet chapitre IV, partie 4.
C'est aussi ce que montre Isabelle MAUZ avec ses travaux sur la Vanoise, cf MAUZ, Isabelle, 2002, « La conception de la juste place des animaux dans les Alpes françaises », Espace et société, L’harmattan, CNRS, n° 110-111, n° 3-4 / 2002, pp. 129-145.
MAUZ, I., « La conception de la juste place des animaux... »
Bûche signifie en patois brin, tige d'herbe.
BOUVET, P., Bergers et alpages dans les Bauges.