La Maison faune-flore

La vieille hostilité à la réserve est donc en toile de fond lorsqu’il est question de construire la Maison faune-flore à Ecole.

Le Parc naturel régional commet alors une maladresse qui contribue à raviver les tensions. Le bâtiment est construit en partenariat avec la commune, l’ONF et l’ONCFS, et l’emplacement choisi est au centre du village, à la place d’une ancienne maison dite maison « Laurent Guy ». Or, la destruction de cette maison, remplacée par un bâtiment neuf, plus facile à mettre en conformité aux normes d’accueil du public, est très controversée.

‘ « Les gens du Parc, on les citera pas, ils ont fait un faux pas avec la maison d’Ecole, parce que tous les gens sensés sont outrés du procédé. Bon ils sont pas les premiers coupables, ils étaient pas tout seuls, il y avait quand même la commune qui était dedans, il y avait l’équipement, il y avait tout ça. Parce que détruire une maison du XVIIIème siècle pour en faire une nouvelle à la place, alors là , c’est quand même un peu fort. Et une des plus belles des Bauges, en plus ! Qu’on fasse une maison récente là où y a rien, ça c’est normal, c’est la vie du monde, bon il y a des gens qui doutent de ça, il y a rien à dire, hein ? Mais aller planter ça là-bas au milieu de ce village d’Ecole. […] Ils sont plus crédibles à vouloir parler de conserver quand ils ont eux participé à cette démolition. »’

Cette dernière phrase vise précisément le travail du Parc sur la chartreuse d'Aillon. Nous avons vu que l’action du Parc sur ce monument était critiquée : beaucoup d’acteurs font ainsi le rapprochement entre sa sauvegarde qui semble tenir très à cœur à certains acteurs et la destruction de la maison d’Ecole, reprochant au Parc le manque de cohérence de sa politique de conservation du bâti. Ils insistent sur la brutalité des destructeurs, leur insensibilité à la beauté des choses anciennes, et retournent finalement le discours patrimonial contre ceux qui le portent habituellement, les accusant à leur tour de vandalisme 211 .

‘ « On démolit pas une maison comme ça et puis c’est tout. Y’a même pas à discuter. Surtout qu’il y avait des caves voûtées, quelque-chose de fabuleux, l’escalier tournant qui descendait, deux caves au même niveau, une grande, bien plus importante, beaucoup plus bas. Bon, c’était une maison d’une douzaine de pièces, et intacte, attention, hein ? Décors du XVIIIème siècle dans certaines pièces[…] Donc tout ce qui devait se conserver, ça a été massacré avant les élections. Y’a même une fenêtre à meneaux qui d’après la tradition, venait de Bellevaux, ils l’ont cassée en démolissant, à coup de bull. »’

Outre l’argument patrimonial, il existe aussi, me semble-t-il, un autre élément qui joue de façon plus ou moins claire contre la destruction-reconstruction de la maison d’Ecole. Cet élément, relatif à la mémoire du village, est souvent évoqué par les personnes âgées, et sa forte présence dans les esprits m’amène à supposer qu’il n’est pas totalement étranger à la réaction négative des habitants les plus âgés d’Ecole vis-à-vis de la Maison faune-flore. Il s’agit de l’histoire d’Ecole pendant la Seconde Guerre Mondiale, qui constitue encore près de 60 ans après les faits une mémoire vive, voire à vif.

Le 6 juillet 1944, les troupes allemandes d’occupation, venues en Bauges pour réprimer la résistance fusillent 11 habitants d'Ecole parmi lesquels le maire sur la place du village, en présence de tous les hommes âgés de plus de 16 ans. Puis, les nazis mettent le feu aux maisons et se postent aux alentours pour empêcher quiconque de porter du secours, avant de se retirer finalement une fois le village en flamme 212 .

La maison qui a été rasée pour faire place à la maison faune-flore faisait donc partie du quartier d’Ecole rescapé de l’incendie. Le mécontentement des habitants d’Ecole lors de sa destruction, s’il se serait sans doute manifesté même sans cette circonstance, est probablement aggravé par le fait que les maisons anciennes du village ont d’autant plus de valeur qu’elles sont les rescapées d'une destruction brutale massive. L’élimination d’un élément du bâti ancien pour reconstruire du neuf dans un village n’ayant pas subi un tel événement aurait peut-être suscité moins de protestations.

De plus, la maison en question est située en plein centre d’Ecole, à coté de la mairie et en face de l’église et du monument aux morts, précisément sur la place où se sont déroulés ces faits tragiques. Ce lieu est donc à tout point de vue le centre historique d’Ecole et rassemble les différents symboles de la communauté et de sa mémoire : la mairie, l’église, le monument au mort de la première guerre mondiale, et la plaque commémorant les évènements de 1944. Aussi, l’érection, précisément sur cette place, d’une maison du Parc consacrée à la faune et à la flore et renvoyant explicitement à la réserve est le symbole de l’arrivée au cœur de l’espace villageois de nouvelles valeurs. La destruction-reconstruction de la maison peut être perçue par les habitants comme la métaphore du traitement violent fait à la culture paysanne locale.

Illustration 10 : Entre l'église, la mairie et le monument aux morts, la maison Faune-Flore
Illustration 10 : Entre l'église, la mairie et le monument aux morts, la maison Faune-Flore

D’autant que les habitants de souche de cette partie des Bauges, les « Bauges-Devant » se sentent particulièrement déshérités. Cette zone est longtemps demeurée la région la plus prospère des Bauges. Les habitants pratiquaient la polyactivité dans de grandes exploitations qui faisaient vivre des familles d'une dizaine de personnes comprenant de nombreux oncles et tantes célibataires. Ils possédaient des alpages en montagne et des vignes dans la vallée. Leur proximité avec le col du Frêne, qui fut longtemps la plus importante voie d’accès en Bauges, et des grandes voies de communication de la Combe de Savoie leur a sans doute valu le nom de Bauges-Devant 213 . Cette partie du massif était jugée plus facile d’accès, moins reculée. Lorsque la déprise commença à se faire sentir, elles demeurèrent plus agricoles que les Bauges-Derrière qui, plus fragiles, ne tardèrent pas à se reconvertir. Ces dernières se lancèrent assez tôt dans le tourisme, avec l’ouverture de la station d’Aillon-le-Jeune dès 1965, la construction de la base de loisirs de Lescheraines. Aussi, la chute de la population y fut-elle finalement moins importante. Par ailleurs, dès la fin des années 1980, de nombreux néo-ruraux s’installèrent dans les Bauges-Derrière, jugées plus ouvertes et plus proches d’Annecy et d’Aix-les-Bains. Or, la population des villages de Bauges-Devant – à l’exception notable de Jarsy dont le maire, lui même néo-rural mit en œuvre une politique d’accueil de nouvelles populations - continua de diminuer jusqu’à aujourd’hui. Le départ des habitants prit des proportions dramatiques pour certains villages comme Doucy dont la majorité des maisons appartient aujourd’hui à des résidents secondaires. Celui-ci offre donc la majeure partie de l’année l’aspect d’un village quasi fantôme, aux volets fermés.

Les habitants des Bauges-Devant se sentent donc quelque peu oubliés des pouvoirs publics. Alors que les Bauges-Derrière, qui possèdent déjà les stations, font l’objet d’un programme ambitieux avec la restauration de la chartreuse d’Aillon, le patrimoine culturel semble presque oublié en Bauges-Devant. Le village de la Compote a bien ses visites guidées, encadrées par les guides du patrimoine de la FACIM 214 . Mais ni l’ancien monastère de Bellevaux, ni les souvenirs de la vie paysanne ne font l’objet de grands programmes de valorisation. Malgré les déclarations d’intention, l’atelier de mécanique de la Compote et les grangettes continuent pour le moment à se dégrader. Cet « oubli » est régulièrement rappelé par des articles plus ou moins véhéments dans Vivre en Bauges. Des habitants des Bauges-Devant demandent en substance pourquoi tant de moyens sont consacrés à la chartreuse d’Aillon alors que rien n’est fait pour les restes du monastère de Bellevaux. La réponse à cette question est pourtant relativement logique : parce qu’il existe un bâtiment de la chartreuse relativement bien conservé tandis que rien ne subsiste de Bellevaux. Mais cette explication, pour rationnelle qu’elle soit, ne suffit pas à endiguer un certain sentiment de détresse des populations locales. De leur point de vue, alors que les projets de développement des Bauges-Derrière sont axés sur le tourisme et la valorisation d’un patrimoine humain, la plus importante opération de patrimonialisation des Bauges-devant concerne la réserve naturelle, c’est-à-dire la nature sauvage et non soumise à l'action de l'homme, qui est pour les populations paysannes le symbole même de leur recul et de leur échec.

Notes
211.

Tout comme la famille qui habitait la chartreuse d’Aillon est accusée de vandalisme, cf infra.

212.

De nombreux récits de cet événement existent. Je me fonde ici en particulier sur celui Père Henri Féjoz, alors curé du village, qui est disponible dans les archives du groupe « histoire et patrimoine » de la Communauté de Communes. »

213.

Cf PALISSE, Marianne, 2000, Bauju ou non-Bauju ? Histoire, territoire et revendications identitaires dans le massif des Bauges, Savoie, mémoire de DEA d’anthropologie, Université Lyon II.

214.

Fondation pour l'action culturelle Internationale en Montagne.