Pour qui le Parc a-t-il été créé ?

A qui sont donc destinés les efforts du Parc, si ce n’est à ses habitants ? Aux populations extérieures et en particulier aux touristes et aux citadins des alentours, affirment nombre de mes interlocuteurs. En fait, ce qui transparaît c’est un sentiment de dépossession. Beaucoup parmi les habitants du canton ont le sentiment que, contrairement à ce qu’ils pensaient, le Parc n’a pas été créé pour eux.

‘ « Sinon, c’est fait pour les touristes, pas pour les gens d’ici. Parce que le Parc a été amené vraiment dans un but touristique. On nous a dit, il faut valoriser vos produits, faire des gîtes. C’est tourné vers l’extérieur, fait pour l’extérieur. Mais il n’y a pas que le tourisme. Pour qu’un pays vive, il lui faut aussi une activité, il faut s’appuyer sur autre chose. Mais rendre la vie un peu plus facile aux gens d’ici, utiliser le temps et l’énergie pour les problèmes quotidiens des gens sur place, comme pour les gardes d’enfants, par exemple. Alors on nous dit « Vous nous emmerdez avec ça, c’est pas important, c’est pour les bénévoles ». Mais c’est pas les bénévoles et les associations qui peuvent résoudre tous ces problèmes. »’ ‘ (Néo-rurale)’ ‘ « Ici, quand on discute avec les chambériens, ils sont contents. En fait les Parcs régionaux existent à travers les villes-portes du Parc. Pour un gamin aixois, les Bauges, c’est une réserve. Pour l’inauguration du Parc, ils avaient fait une grande concentration de randonneurs venus de l’extérieur. C’était très symbolique. C’étaient pas les municipalités, ni les gens des écoles primaires. »’ ‘ (Néo-rural)’

Toutes ces récriminations posent clairement la question du rôle du Parc. Pourquoi a-t-il été créé ? On perçoit bien que le Parc peine à remplir son double objectif : d’une part préserver un patrimoine naturel et culturel destiné à l’ensemble de la nation et plus particulièrement aux habitants des « villes-portes » – le « poumon vert » -, et d’autre part promouvoir le développement local. Les habitants, lorsque le Parc est apparu après une longue période de déprise et de déprime attendaient surtout de lui qu’il se consacre à ce deuxième objectif. Or le Parc se révèle d’abord et avant tout un puissant organisme de communication vis-à-vis de l’extérieur, initiant des campagnes de promotion du territoire et de ses produits, et portant les demandes de financement auprès des différentes institutions, du département à l’Europe. Il confère au territoire une certaine visibilité au moins sur la scène nationale, et renvoie donc une image de celui-ci au reste du monde. La communication du Parc semble s’adresser d’abord aux consommateurs et aux randonneurs, même si des efforts sont faits vis-à-vis de la population locale. L’accent est donc mis avant tout sur les espaces naturels et la réserve, sur l’éducation à l’environnement, ou encore sur l’AOC obtenue par la tome, thèmes porteurs pour les visiteurs. Mais pour les habitants, tout en valorisant l'aspect « traditionnel » et « naturel » du massif, le Parc tend à occulter la réalité de leur vie quotidienne. De nombreux habitants expriment donc l’idée que le Parc se préoccupe somme toute assez peu d'eux :

‘ « Moi j’avais du mal à comprendre les enjeux. Parce que c’est vrai qu’un Parc naturel régional, on confond toujours avec un Parc National, qui a une mission de protection de la nature. Donc il fallait déjà faire un effort pour comprendre. Puis après, on s’est dit « pourquoi pas ? », Ça donne un label, c’est peut-être intéressant. Bon, pourquoi pas ? Non, maintenant, je sais pas, je sais pas si c’était la meilleure chose à faire. Parce que je pense qu’on n’a pas fait grand-chose pour les gens, de toute façon… » ’ ‘ (Néo-rurale)’

Finalement, le reproche qui est fait à la communication portée par le Parc est de se servir de l’image du « cœur du massif » pour présenter un monde idyllique, sans problème et pour tout dire folklorisé. Ils ont en outre l'impression que certains aménageurs prennent cette image pour argent comptant et ignorent leurs préoccupations.

Le conflit qui a accompagné la mise en place de la « nouvelle identité » du massif est de ce point de vue révélateur. Le cabinet de communication annecien mandaté pour définir l’image du massif, s’est évidemment placé résolument du point de vue des citadins des villes environnantes pour présenter le massif comme un lieu de « ressourcement », de « découverte », de « rupture », d’« évasion », d’« émotion » et de « sensibilité ». Le logo choisi doit « évoquer l’omniprésence de la nature, l’air pur, les grands espaces, l’eau ». Les concepteurs de celui-ci se situent là de toute évidence dans la thématique chère aux citadins de la nature-évasion, de l’absence de foule, du silence. Ce thème apparaît encore plus nettement avec la « signature » - c’est-à-dire le slogan devant accompagner le nom « Massif des Bauges » - qui était proposée à l’origine par le cabinet : « Loin du bruit, près de la vie ».

Ce slogan, pourtant plébiscité par les représentants de l'agence et par la chargée de mission communication qui le préférait visiblement à tous les autres proposés, a été à leur grande surprise rejeté sans appel lors des réunions de la commission du Parc consacrée à la communication par l’ensemble des socioprofessionnels du massif. Au-delà du cas particulier (le propriétaire de la carrière de Bellecombe expliquait qu’il ne pouvait évidemment pas se reconnaître dans ce « loin du bruit »), les participants ont exprimé l’idée que cette phrase opposait trop nettement la ville et la campagne et véhiculait l’idée que la ville était le lieu de l’activité, et le monde rural le lieu de la tranquillité, mais d’une tranquillité finalement mortifère. D’une certaine manière, de nombreux habitants auraient voulu « plus de bruit » dans les Bauges, c’est-à-dire davantage d’industrie, d’activités, une vie économique plus florissante, mais peut-être aussi une vie culturelle plus dynamique. Comme nous l’avons déjà vu pour le cas de la réserve, ce fameux silence, synonyme de bien-être et de ressourcement pour les citadins, apparaît aux ruraux comme le signe de leur mort.

Comme la deuxième « signature » proposée était « naturellement » - nous ne sortons pas de la thématique nature -, un compromis a été trouvé avec « près de la vie, naturellement », qui est désormais le slogan du massif.

Cet épisode est particulièrement représentatif de ce que l’on peut appeler l'emprise des désirs urbains sur le monde rural 220 . Le fantasme projeté sur les espaces ruraux par les populations citadines est ici rejeté par les habitants du lieu, qui refusent avec véhémence la vocation qui est assigné à ce dernier : lieu de la nature authentique et sauvage, des grands espaces et du silence.

Notes
220.

Pour reprendre une expression utilisée par exemple, par Michel Marié et Jean Viard, cf MARIÉ, Michel et VIARD, Jean, 1988, La campagne inventée, Actes Sud (1ère édition 1978).