Un conflit dont l’enjeu est l’avenir du massif ?

Au delà de ce rejet, apparaît de nouveau un conflit concernant l’avenir et le développement du massif. La question qui se dessine de plus en plus nettement en filigrane est : quelle est la vocation des espaces ruraux ? Quel est leur place dans la nation ? Sont-ils des espaces à but uniquement récréatif ou peuvent-ils aussi être des espaces de production ? Pour les habitants, de toute évidence, un développement uniquement appuyé sur les ressources patrimoniales et donc sur le tourisme ne serait pas un vrai développement. Ils espèrent aussi être un lieu de production, où s'élaborent à la fois des produits de l'agriculture et de l'industrie, mais aussi des services et de la culture. Parmi les activités créées par les néo-ruraux, nombre d'entre elles témoignent de cette ambition : ouverture de la halte-garderie, vente de plantes aromatiques ou de confitures sur les marchés et par Internet, ouverture d'un centre « médi-détente » consacré à la relaxation et destiné aux habitants du massif, propositions d'activités de type éducation à l'environnement aux classes du massif et des environs, constitution de compagnies artistiques qui rayonnent largement sur la région Rhône-Alpes. Cela dit, il est évident que beaucoup de ces entrepreneurs entrent aussi en même temps dans le jeu de la vente d’un monde rural rêvé au travers de la proposition d'une offre touristique - gîtes, tables d'hôtes - ou de produits « de terroir » - miel, confitures, fromages - pour la promotion desquels ils n'hésitent pas à reprendre le thème du naturel, du sauvage. Il est en effet très facile de saisir l'opportunité d'utiliser et de rentabiliser économiquement le désir de campagne qui semble avoir saisi nos contemporains. Mais si l'on peut leur reprocher de vouloir le beurre et l'argent du beurre, faut-il pour autant rejeter comme nul et non-avenu leur refus de voir le territoire sur lequel ils vivent devenir un espace entièrement voué au tourisme ?

On perçoit bien ici que pour ceux qui s'y rattachent, un territoire ne peut-être considéré comme un simple « produit » dont on pourrait faire la promotion. Ce que ressentent mes interlocuteurs, c'est visiblement une véritable dépossession vis-à-vis de ce qui, pensent-ils, leur appartient. Le lien qui unit construction du territoire et construction du groupe ressurgit ici. Les expressions qu'ils emploient trahissent l'impression qu'au travers du territoire c'est finalement eux-mêmes que l'on utilise et que l'on vend :

‘ « Il faudrait qu'ils comprennent qu'on ne vend pas un territoire comme du dentifrice »’ ‘ (Néo-rural)’

L'introduction du livre du photographe local Philippe Mazure Pays, paysans, paysages témoigne aussi de ce sentiment d'« être vendus », sous la plume d'un journaliste originaire de la Combe de Savoie :

‘ « Je n’ai pas assisté aux réunions entre les gens du Parc et les municipalités baujues, mais pour avoir été le témoin de l’équivalent dans les Causses, aux confins du Tarn et de l’Aveyron, je conçois l’amertume que peut éprouver le paysan quand il voit des gens ouvrir leur cartable sur le bureau du maire et lui dire : « vous n’avez pas su créer des usines, vous n’avez pas d’artisanat, mais nous allons vous expliquer comment vendre ce que vous êtes, à défaut de ce que vous faites. – Et pour cela, poursuit généralement un compère qui porte un titre de conseiller en communication, nous allons vous expliquer qui vous êtes. » 221

Et de fait, les propos de nombre de mes interlocuteurs laissent transparaître cette préoccupation : ils ne veulent pas vendre une image d'eux-mêmes, plus ou moins folklorisée, mais bien moderniser les Bauges pour produire.

A la différence des habitants des zones urbanisées de la périphérie du Parc, les habitants du canton du Châtelard n’ont pas besoin de campagnes de communication pour se rattacher au monde rural. Ils souffrent déjà de tous les défauts de ce dernier – manque d'emplois, de services, et d'évènements culturels. Du coup, ne parler des Bauges que sous l’angle du traditionnel, de l’authentique, c’est aussi renvoyer la population à l’image traditionnelle en Savoie des Bauges comme un territoire fermé, peuplé d’habitants frustres et plus ou moins arriérés. Or, l’ambition des habitants est justement de s’inscrire résolument dans la modernité en inventant de nouvelles façon de vivre.

L'exemple de la « nouvelle identité » du massif témoigne de l'existence d'une lutte d'influence entre des conceptions divergentes du territoire. Même avec les meilleures intentions du monde, d'importants organismes institutionnels peuvent heurter de front les représentations du monde et les désirs des habitants des territoires ruraux. En insistant sur le silence, les grands espaces, la nature, la campagne de communication proposée appuyait précisément sur ce que redoutent les anciens du massif, sur ces craintes que nous avons déjà évoquées avec l'épisode de la création du Parc ou celui de la réserve : peur de voir le massif gagné par la forêt, de voir toute agriculture et plus largement toute économie disparaître, peur d'être comme les derniers Indiens dans une réserve consacrée à la nature sauvage. L'option prise ne pouvait pas non plus convenir aux plus jeunes et aux néo-ruraux, parmi lesquels nombre d'hommes et de femmes se battent pour développer une économie et des services au sein du massif, et ne se sentent pas pris en considération.

La réaction hostile de beaucoup de mes interlocuteurs vis-à-vis de la communication du Parc et des moyens qu'elle emploie est éclairée d'un jour nouveau si l'on prend en compte ce conflit des projets d'avenir. Les habitants du canton peuvent avoir le sentiment que l'on détourne leur image pour faire advenir un futur dont ils ne veulent pas : un futur dans lequel les territoires ruraux seraient des espaces de loisir à destination des gens des villes, parfaitement adaptés à leurs besoins et à leurs désirs.

Or, les institutions et les élus leur donnent parfois l'impression d'avoir abandonné toute tentative de développement économique pour jouer à fond la carte du patrimoine. On a vu que la parenté Parc-écomusées n'était pas pour rassurer les habitants qui redoutent ce qu'ils appellent la « mise sous cloche ». De là à penser que le non-développement du massif est en fait une volonté de la part des administrations qui veulent conserver cet espace dans son état actuel, pour jouer le rôle de zone à la fois naturelle, traditionnelle et authentique, il n'y a qu'un pas. J'ai pu entendre certains habitants soupçonner ouvertement les décideurs d’avoir renoncé au développement que les Baujus réclament pour vendre une certaine image du pays. Nombre d'entre eux regrettent ainsi le manque d'enthousiasme supposé des élus pour faire venir des entreprises dans le massif, en leur proposant des conditions d'accueil attractives.

‘ « Ce qu'il faudrait, c'est créer une vraie zone d'accueil pour les entreprises à Lescheraines. Mais quelque-chose de mieux que le terrain qu'on a maintenant. Et puis faire une vraie politique d'accueil » ’ ‘ (Parti-revenu)’

On ressent derrière ces remarques le refus de vivre dans un lieu « creux », qui ne soit qu'une vitrine destinée à l'extérieur. Les habitants du cœur des Bauges ont l'impression que l'on passe par dessus leur tête pour s'adresser à des tiers, touristes et citadins qui ne vivent pas dans le massif.

L'épisode de la « nouvelle identité » du massif nous révèle aussi la surprenante méconnaissance dont les professionnels de la communication au service des institutions font preuve vis-à-vis des habitants du territoire. Ils vont à l'encontre de leur conception de ce dernier en leur proposant de lui rattacher des symboles dans lesquels ils ne peuvent de toute évidence pas se reconnaître.

Les habitants s'emploient donc à rappeler leur existence, soulignant sans cesse dans leur discours que le territoire est un lieu d'inter-connaissance, citant les uns et les autres par leurs prénoms, rappelant leurs réalisations. Ils expriment aussi leur désir de mettre en place des lieux d'expression démocratique où ils puissent faire entendre leur voix et donner leur avis sur leur avenir.

Notes
221.

Extrait de l'introduction au livre de photos des Bauges de Philippe MAZURE, Pays, paysans, paysages, La Fontaine de Siloé, 1997. Ce livre m'a été prêté par une agricultrice à la retraite, accompagné d'une interview du même journaliste dans le Dauphiné Libéré du 9 janvier 1998 qu'elle avait découpée et conservée. Celui-ci, interrogé à propos du livre, y renouvelle ses critiques vis-à-vis du Parc : « Ce qui me gène dans le parc naturel, c'est le mot naturel. parce que finalement, mettre un canton sous cloche, c'est antinaturel. Dans la notion d'écomusée, il y a la promesse de quelque Disneyland futur qui me fait bondir comme la plupart de ceux qui n'ont pas de lunettes roses (entendez ce terme comme vous voulez). Les hommes de la montagne n'ont aucune vocation à parodier leur propre rôle, surtout dans sa version tous publics. »