Transformation du monde rural dans la douleur

Le monde agricole apparaît de manière plus ou moins évidente dans chacun des quatre projets décrits. Les agriculteurs et leurs familles apparaissent sous les traits des anciens propriétaires de la chartreuse d'Aillon, des producteurs de la tome des Bauges, des chasseurs et braconniers qui s'opposent plus ou moins ouvertement à la réserve et enfin de ceux qui contribuent à conserver au cœur du massif l'image d'un monde rural traditionnel.

Cette population semble omniprésente dans la vie sociale du massif, dont l'image est très nettement rattachée à l'agriculture. Son soutien est encore indispensable dans beaucoup de communes à tout candidat à une fonction élective. Si les agriculteurs, eux mêmes très peu nombreux, parviennent encore à représenter un poids électoral important, c'est grâce à leurs familles et, plus largement, à une frange relativement importante de population qui, tout en ayant quitté le monde agricole, continue cependant de s'y rattacher. Ce sont ceux que l'on appelle parfois les « terriens », mais je n'ai pas entendu utiliser cette dénomination en Bauges. L'existence et l'influence de ce groupe est visible lors des grands évènements agricoles. Nombreux sont ainsi les Baujus qui pour rien au monde ne rateraient une foire. Certains, bien que salariés, prennent un jour de congé pour assister à l'évènement entre amis ou en famille, accompagnés de leur enfants exceptionnellement dispensés d'école. La foire s'entoure de rituels tel que le repas dans les restaurants du village qui ont prévu un menu pour l'occasion et pour certains, c'est traditionnellement un jour où une forte consommation d'alcool est de mise.

On peut aussi citer le film La dernière saison, tourné en Bauges par le réalisateur Pierre Beccu, lui-même enfant du pays, qui est devenu un de ces éléments emblématiques capables de mobiliser cette population. Celui-ci montre le conflit de génération qui oppose lors d'une saison d'alpage un agriculteur âgé et un jeune saisonnier, le rôle de ce dernier étant joué par un jeune agriculteur local. Ce n'est pas sans une certaine fierté que l'on m'a parlé en Bauges de ce film, dans lequel, on le sent, toute une part de la population se reconnaît. Une projection a été organisée début 2003, à l'occasion de la sortie du film en vidéo. La salle des fêtes du Châtelard était comble, et s'y mêlaient -ce n'est pas toujours le cas- néo-ruraux et monde agricole. La projection était suivie d'un débat avec le réalisateur, débat qui s'est immédiatement orienté sur la question de l'identité. De toute évidence les partis-pris et les qualités cinématographiques du film n'étaient pas la question. Ce dernier cristallisait plutôt l'angoisse et les espoirs de la population paysanne - est-ce que ça va continuer ?- ainsi que ses problèmes internes - le conflit de génération.

D’autres évènements moins exceptionnels continuent de réunir cette population. Ce sont, par exemple, les concours de belote organisés dans les villages, la chasse, la fréquentation de certains bistrots, ou pour la part la plus âgée et plutôt féminine, les activités paroissiales.

Les agriculteurs sont l’objet de toute une mise en scène dans le cadre de la construction d'une image du territoire. Leur travail est valorisé dans le cadre de la promotion des produits de terroir. Nous avons vu dans le cas de la tome des Bauges que leurs méthodes étaient vantées comme traditionnelles et respectueuses de l’environnement. L’image des Bauges qui est le plus souvent présentée sur les plaquettes publicitaires, si elle fait appel à l’idée d’une nature sauvage et vierge, met aussi en avant, notamment dans l’iconographie, la présence des agriculteurs. Ainsi, les paysages le plus souvent représentés sont les alpages, dans lesquels on distingue plus ou moins proche un chalet, trace du travail humain.

Mais malgré la persistance de leur influence dans toute une catégorie de la population, et leur célébration par les différentes institutions, les agriculteurs sont aujourd’hui en Bauges dans une position ambivalente.

Paradoxalement, leur voix peine visiblement à se faire entendre dans le débat public. A l'instar des agriculteurs du Vercors, ils ont créé une Association des Agriculteurs du Parc qui leur permet de présenter des positions unies vis-à-vis de cet organisme et d’y défendre leurs intérêts. Pourtant, ils ne peuvent masquer le déclin de leur influence. Les chiffres traduisent nettement leur perte de pouvoir. Le nombre d'agriculteurs a diminué considérablement en quelques années. Eux qui étaient encore plusieurs dizaines dans chaque commune dans les années 60 se comptent aujourd'hui sur les doigts d'une main. Bien sûr, les exploitations sont le plus souvent des GAEC qui permettent à plusieurs familles de vivre, mais les chiffres sont têtus : 3 exploitations à Arith, autant à Jarsy, 6 à Aillon, commune demeurée de ce fait très agricole, mais dont les habitants âgés racontent qu'elle comptait après guerre 42 exploitations.

Les agriculteurs ont le sentiment de ne pas être écoutés. Nous l’avons vu avec l’exemple de la tome : si des réunions ont bien été organisées pour prendre leur avis notamment sur la question des races, pour nombre d’entre eux, les conclusions de ces dernières n’ont finalement pas été respectées. Durant l’année 2001, alors que je me trouvais encore au Parc, un certain malaise s’est fait jour, à la suite de plusieurs opérations ayant déplu aux agriculteurs. Le non-renouvellement par la municipalité d’Aillon - dont le maire est le président du Parc - du bail de l’agriculteur qui occupait durant l’été la montagne Margériaz (où se situe une partie de la station) est, semble-t-il, l’une des gouttes qui ont fait déborder le vase. A celle-ci s'ajoute le départ de la chargée de mission agriculture du Parc, figure historique de ce dernier, dans des conditions assez tendues. Cette jeune femme, qui avait été recrutée au début des années 1990 par l'association pour la création du Parc bénéficiait d'une forte popularité auprès du milieu agricole dont elle avait suivi les différents projets - et en particulier celui de l'AOC tome des Bauges - depuis une dizaine d'années. Titulaire, comme la plupart de ses collègues d'un contrat à durée déterminé de trois ans, elle avait laissé entendre qu'elle envisageait de ne pas renouveler celui-ci, sans prendre de décision définitive. La direction lui signifia de manière assez brutale que de toute façon, il ne lui serait pas proposé de nouveau contrat. Cette affaire fut interprétée par les agriculteurs comme l'éviction de celle qui était, dans une certaine mesure, leur porte-parole au sein du Parc, et qui bénéficiait de l'assise suffisante pour y défendre leurs positions, dans le but de la remplacer par quelqu'un de plus malléable, qui appliquerait sans trop discuter les consignes venues de la direction et de la présidence.

Le 9 avril 2002, une manifestation réunit devant la maison du Parc une cinquantaine de personnes du monde agricole. Celles-ci interrompent les entretiens de recrutement du nouveau chargé de mission agriculture qui étaient en cours, et réclament le retour de l’ancienne chargée de mission. Le Parc est accusé d'essayer de démanteler l'AAP, ou du moins de limiter son pouvoir.

Tout en prenant racine dans un incident particulier, ces réactions attestent d’un malaise plus général de la profession, et du sentiment de perte d’influence des agriculteurs. Elles révèlent aussi à quel point ces derniers conçoivent leurs relations avec le Parc comme un rapport de force : la question est pour eux de savoir dans quelle mesure ils pourront y promouvoir leur vision de ce que doit être l'aménagement du territoire et peser sur les politiques de cet organisme. C'était d'ailleurs tout l'enjeu de la création de la « commission agricole ». Le départ de la chargée de mission est vécu comme un affaiblissement de leur position.

Le non-renouvellement du bail du berger de Margériaz peut être rapproché du conflit concernant la réserve. Pour les agriculteurs, cet événement est vécu comme une nouvelle éviction, une atteinte à leur emprise sur le territoire. La montagne leur paraît devenue le domaine du tourisme et du loisir, au détriment de leurs propres pratiques. Concrètement, ils doivent céder la montagne à d’autres usagers. Ce recul sur le plan du territoire, qui s'ajoute à la diminution de la population agricole s'accompagne évidemment d'une perte de pouvoir. Les agriculteurs ne sont plus les principaux acteurs de l'aménagement du territoire. Les grandes décisions sont prises au sein d'instances qui leur échappent. Quant aux conseils municipaux, ils ne comptent parfois plus un seul agriculteur.

Mais au-delà de ces éléments pouvant être quantifiés, tout aussi douloureuse est sans doute la forme d’éviction symbolique dont ils font parallèlement l’objet dans les différentes opérations de patrimonialisation qui prolifèrent dans le monde rural.

D’une certaine manière, les phénomènes de patrimonialisation eux-mêmes sont le signe de leur recul, puisque lorsque les campagnes étaient avant tout productives, elles n'étaient en rien l’objet de désir et de nostalgie qu’elles sont aujourd’hui devenues. Il fut une période, avant que ce type de processus n’apparaisse, durant laquelle les agriculteurs pouvaient se considérer comme les propriétaires du territoire et comme ceux qui en maîtrisaient les symboles.

Mais tout, dans les quatre exemples étudiés, montre que les temps ont changé. La chartreuse d’Aillon, monument qui doit devenir la maison du patrimoine du massif, semble avoir été considérée lors de sa restauration comme un patrimoine non-agricole, dans lequel il convenait d’effacer toute trace d’occupation paysanne. En revanche, d’autres patrimoines plus nettement connotés agricoles comme les grangettes ou l’atelier de mécanique - symbole de l’artisanat du village, où étaient réparées de nombreuses machines agricoles et où l’on pressait le cidre- ne font actuellement l’objet d’aucun processus de mise en valeur. La labellisation de la tome a été pour les agriculteurs le moment d’une amère découverte : ils ne sont plus maîtres de la manière dont ils élaborent leurs produits et doivent se soumettre à des normes imposées de l’extérieur par des organismes comme l’INAO - respect d’un cahier des charges, utilisation du matériel ou des races bovines autorisés… Le produit et les paysages travaillés doivent correspondre aux désirs des consommateurs, des visiteurs et des acteurs sociaux qui participent à la labellisation. Leurs savoir-faire sont paradoxalement mis en valeur et vidés du même coup de leur substance, puisque chaque fabriquant doit respecter les normes établies et perd du même coup une bonne part de sa capacité d'initiative. Enfin, pour nombre de citadins, le monde rural est avant tout le lieu de la nature sauvage, non transformée par l’homme. La réserve, qui fut pour les ruraux le symbole de la déprise et de leur déclin, est devenue pour les citadins et les néo-ruraux un lieu emblématique d’une nature « authentique » et préservée, avec laquelle ils cherchent à entrer en contact. Les agriculteurs sont devenus l'objet d'une certaine méfiance. Ceux-là même qui, dans les représentations traditionnelles du monde en occident, dominaient la nature, la maîtrisaient et la rendent vivable sont aujourd’hui souvent considérés comme des pollueurs potentiels, qui n’ont pas leur place dans la nature sauvage.

La mutation du monde rural de l'après-guerre semble avoir séparé deux types de ruralité. D’un côté, des espaces fortement spécialisés produisent en masse des aliments de consommation courante. De l'autre, dans des lieux à la topographie mouvementé, où la production de quantités industrielles est impossible mais qui disposent en revanche d’un important potentiel paysager et patrimonial, les espaces ruraux se sont ouverts à des usages multiples. La production y est devenue secondaire et leur rôle principal est d’être un espace de loisir et de rêve pour des populations venues de l’extérieur. Cette transformation ne se fait pas sans violence symbolique à l’égard des populations agricoles. On se souvient des craintes exprimées par les agriculteurs au moment de la création du Parc. Ils redoutaient notamment de devenir des « prestataires de service » dont l’unique rôle était d’entretenir des paysages. Paysages dans lesquels eux-mêmes prendraient d’ailleurs place, en tant que représentants des « derniers Indiens » auxquels on fait jouer leur propre rôle, après les avoir réduits à une image folklorisée d’eux-mêmes. Ces appréhensions, on le voit, ne manquaient pas de fondement. Elles n’ont cependant pas été traitées avec sérieux. Dès lors, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que des résistances s’expriment ? Peut-on sérieusement penser qu’il est entièrement satisfaisant pour les agriculteurs de se voir ramenés au rôle de valeur ajoutée d’un territoire, devant contenter les désirs de populations extérieures avides d’une forme d’exotisme pour espérer continuer à exister ?

Dans toutes ces opérations patrimoniales, l’agriculture fait un peu figure de « cadavre dans le placard ». L’évolution actuelle paraît inéluctable et les techniciens agricoles l'admettent. Mais nul ne se permet de l’évoquer de vive voix, et d’en parler franchement avec les principaux intéressés. Les agriculteurs font l’objet de discours flatteurs de la part des élus et des administrateurs, mais la violence de la dépossession dont ils font l’objet n’en est que plus flagrante. Pourtant, si la transformation de leur rôle vis-à-vis du territoire ne peut être évitée, ne serait-il pas souhaitable qu’elle fasse l’objet de débat sur la place publique ? Ne pourrait-on pas imaginer que les agriculteurs puissent trouver leur place dans les processus de patrimonialisation à l’œuvre et que, ce faisant, ils acquièrent une capacité de modeler eux-même leur image, et de raconter, finalement, une autre histoire aux citadins, aux néo-ruraux et à leur propre enfants ?