Les limites des projets patrimoniaux

Un patrimoine qui n'est pas celui des habitants ?

De nombreux auteurs ont mis l'accent sur l'appropriation par la population qui serait une des caractéristiques du patrimoine. Mais ici, de toute évidence, si appropriation il y a, ce n'est pas celle de l'ensemble de la population, mais seulement de certains groupes, plus ou moins minoritaires.

Le décalage est visible dans les quatre exemples. Dans le cas de la chartreuse, on peut relever le manque d'enthousiasme flagrant pour le projet des populations de la Combe de Lourdens, qui se contentent de remarquer qu'après les travaux, ils ne reconnaissent plus la chartreuse, et qui ne savent pas vraiment ce qu'il est prévu de faire de ce bâtiment. Ils se doutent bien qu'il s'agit d'en faire un lieu d'accueil du public, mais supposent que celui-ci sera tourné vers l'histoire des moines, ce qui n'est pas le cas. Par ailleurs, la chartreuse n'est pas un monument créé par la population paysanne du massif. Les moines demeurent aujourd'hui encore considérés comme un groupe à part : ils sont venus de l'extérieur et vivaient dans les couvents selon leurs propres règles. Le monument a en outre été purgé de toutes les traces que cette population pouvait avoir laissé. De plus, pour beaucoup des habitants, elle fait figure d'un projet coûteux et tourné essentiellement vers une vision nostalgique et quelque peu prétentieuse du territoire, quand il importerait de préparer l'avenir.

La tome est par contre un élément important pour les agriculteurs, qui la considèrent véritablement comme un de leurs emblèmes. Mais là encore, sa mise en valeur semble leur échapper complètement. On relève leur fatalisme quant à la définition qui en a été faite, et le fait qu'ils soulignent avoir dû s'adapter aux critères de l'INAO et d sa commission d'experts. La tome patrimonialisée n'est pas celle des producteurs utilisant des montbéliardes. Et la reconnaissance gastronomique obtenue par leur tome dans les différents concours constitue pour ces derniers une forme de revanche.

La réserve a longtemps fait figure de symbole négatif pour les populations d'origine baujue d'un certain âge, qui peuvent difficilement en faire un symbole de leurs valeurs. Les plus jeunes et les néo-ruraux y sont quant à eux attachés, mais si la protection de la nature est pour eux un enjeu important, il ne doit pas faire oublier leurs problèmes quotidiens et doit servir avant tout à rapprocher les différentes populations du territoire.

Quant à la mise en avant du cœur du massif, elle est fondée avant tout sur une image de ce territoire qui ne correspond pas à celle qu'en ont ses habitants. La tentative de proposer aux socioprofessionnels du massif le slogan « loin du bruit, près de la vie » révèle un véritable contresens sur les attentes et les désirs de ces derniers. Si beaucoup des habitants sont certes attachés à la protection d'une nature sauvage, préservée de l'action de l'homme comme celle de la réserve, mais cela ne signifie pas pour autant selon eux que le monde rural doive être le lieu du silence et de l'inaction.

La conséquence de ce manque d'appropriation est un rejet de ces projets par une partie des habitants, qui ont le sentiment que l'on "passe par dessus leur tête" pour vendre une image du territoire et au-delà, une image d'eux-mêmes. Le point commun de nos quatre exemples est peut-être le fait que des habitants se sentent dépossédés de quelque-chose qui leur appartient qui se trouve mis en valeur vis-à-vis de l’extérieur sous une forme dans laquelle ils ne peuvent se reconnaître. Ainsi la chartreuse, enlevée à la famille qui la possédait, et valorisée sans aucune référence à cette dernière, si ce n’est pour lui reprocher certains dégâts survenus dans le bâtiment. Les anciens propriétaires vivent très mal leur exclusion de ce qui était pour eux un héritage, un patrimoine familial au sens classique du terme. De même, la population de souche des Bauges-Devant a pu avoir d’une certain manière l’impression que les terres qui constituaient la réserve lui étaient arrachées. C’est-à-dire que même si ce sont les agriculteurs qui ont vendu ces terres à l’Etat, ils ne tolèrent pas de s’en voir refuser l’accès - certaines zones de la réserve sont interdites au public - et n’acceptent pas de se voir privés de ce qu’ils estiment être leurs droits ancestraux sur ce territoire – et notamment le droit de chasse. Avec la labellisation de la tome des Bauges, une certaine image traditionnelle du produit est mise en avant, mais les agriculteurs perdent une bonne part de leur capacité d’initiative sur le produit : ils doivent se conformer à un cahier des charges strict, et respecter notamment les races bovines et les méthodes préconisées. Enfin, le territoire qui fait l’objet d’une mise en images et en slogans est avant tout un territoire « sauvage » doté de grands espaces naturels, au sein duquel l’humain apparaît peu, et uniquement sous la forme d’activités traditionnelles. Les chalets d’alpages souvent présents dans l’iconographie témoignent discrètement du rôle de l’homme dans la formation des paysages. Mais de la vie actuelle des habitants, rien n’est dit. Lors des cérémonies qui entourent l’inauguration de la maison faune-flore, il n’est fait nulle part allusion aux premiers porteurs du projet issus du monde associatif et à leur principale préoccupation : comment réconcilier les habitants du massif avec la réserve ? De même, la promotion du territoire mise en place fait l’impasse sur la diversité culturelle présente dans le massif et sur les questions qu’elle engendre quant à la manière dont il est possible de vivre ensemble.

D’où un certain sentiment de vexation de la part des acteurs associatifs, mais aussi des habitants qui ne sont pas forcément engagés dans tel ou tel organisme. Tout se passe comme si l'on proposait à l’admiration des touristes des objets patrimoniaux dont on avait d’abord pris soin de leur signifier qu’ils n’étaient plus les leurs. Ils ont du coup l'impression que c’est une image creuse, désincarnée qui est renvoyée du territoire. C’est ce que semble signifier ce néo-rural qui accuse le Parc de vendre le territoire « comme on vend du dentifrice ». Celui-ci fait l’objet d’une opération marketing comme n’importe quel produit, alors qu’il est pour beaucoup d’habitants le support de leurs espoirs de vivre différemment. L’emploi de ces procédés, ajoutés au déficit de reconnaissance dont ils estiment faire l’objet, leur confère le sentiment que pour les institutions, ils font en quelque sorte partie du paysage au même titre que les sapins ou les chalets d’alpage, au lieu d’être reconnus comme les acteurs qu’ils ambitionnent d’être dans leur lieu de vie.

Ce décalage entre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et la façon dont ils s’estiment traités explique en partie la façon dont réagissent nombre de mes interlocuteurs, qui paraissent touchés de manière profondément affective par l’attitude des différentes institutions.

Au-delà de ces difficultés résultant de choix effectués, nous pouvons plus largement nous interroger sur les processus de patrimonialisation, parfois présentés par les aménageurs comme une solution miracle permettant de créer du lien social. A la différence de la discipline historique, toujours liée d'un manière ou d'une autre à un pouvoir 222 , les objets patrimoniaux seraient plus polysémiques et pourraient ainsi faire l'objet d'une appropriation par des groupes sociaux très différents. Ils seraient par nature davantage « ouverts », et permettraient à des voix multiples de s'exprimer à travers eux. Ainsi, la charte du Parc mentionne que le patrimoine culturel doit « faire renaître l'identité culturelle des Bauges ». 223

Pourtant, de toute évidence, ces processus peuvent exclure autant que rassembler, et sont, tout autant que l'histoire, aptes à être les supports de l'affirmation d'un pouvoir. Nous voyons bien dans les exemples étudiés que seuls certains groupes participent à sa définition : ce sont les érudits locaux et les élus et salariés du PNR dans le cas de la chartreuse, l'INAO et les consommateurs pour la tome, les grands corps administratifs -ONF et ONCF- et les naturalistes pour la réserve, et enfin les techniciens du Parc et les professionnels de la communication pour le territoire du cœur du massif. Ces différents groupes s'appuient sur leurs compétences en matière scientifique - histoire, géologie, écologie - pour justifier leurs décisions. Mais ce faisant, ils passent à côté des dynamiques culturelles locales et de ce qui pourrait réellement unir les Baujus dans un projet commun.

Notes
222.

Voir à ce sujet DE CERTEAU, Michel, 1975, L'écriture de l'histoire, Gallimard, NRF.

223.

Charte constitutive du PNRMB, Charte d'objectifs, p 34.