Des projets divergents concernant l'aménagement du territoire

Par ailleurs, les habitants s'interrogent : ce que l'on peut appeler la « gestion patrimoniale du territoire ». N'est-elle pas dans l'excès pour une campagne comme les Bauges, si elle se fait au détriment d'autres formes de développement et empêche de penser réellement l'avenir ? C'est ce qu'expriment, en définitive, les habitants, lorsqu'ils protestent, en particulier, contre le projet de chartreuse, en contestant la priorité dont bénéficie ce dernier auprès des institutions alors que de nombreuses réclamations concernant leur cadre de vie ne sont pas satisfaites. Qu'ils soient Baujus d'origine ou « néo-ruraux », ils estiment manifestement que le territoire est leur lieu de vie avant d’être un lieu d’accueil de visiteurs, et qu'il doit se développer avant tout en fonction de leurs propres désirs et attentes.

Les textes de lois mentionnent le fait que les PNR ont pour but la protection du patrimoine naturel et culturel, mais aussi le développement local. Or, d'une certaine manière, il semble que pour le PNRMB, ces deux objectifs ne fassent qu'un. Il s'agit, en développant et en valorisant le patrimoine du massif, de jouer essentiellement la carte du tourisme vert pour développer le massif, faisant de celui-ci un de ces fameux « poumons verts » pour les citadins des villes environnantes. Mais pour ses habitants, le territoire n'est pas seulement le lieu destiné à répondre par son image aux rêves et aux désirs de populations venues d'ailleurs, mais un lieu qui a son autonomie. Ce n’est pas seulement une zone dotée d’une fonction au sein d’un vaste ensemble dont elle est dépendante, mais bien un territoire pouvant être un lieu d'innovations.

Pour les habitants, un véritable développement ne doit pas s'appuyer uniquement sur le tourisme (le texte paru dans vivre en Bauges que j'ai cité à la fin du chapitre 3 et dans lequel un agriculteur faisait part de ses craintes vis-à-vis du Parc mentionnait déjà le refus de ce qu'il appelait le « tout-tourisme »). Le territoire doit être producteur de biens de consommation et de services lui conférant une certaine autonomie.

C’est le rôle même assigné aux espaces ruraux, leur place dans la nation, qui est remis en question de façon plus ou moins explicite par les groupes protestataires. Pour schématiser, nous avons d’un coté le projet porté par le Parc d’une campagne à vocation essentiellement patrimoniale, qui oeuvrerait avant tout à préserver au moins dans son apparence, un patrimoine national - en l’espèce le monde rural -, et qui vivrait de la mise en valeur de ce dernier auprès aux visiteurs. De l’autre côté, nous avons des habitants porteurs pour nombre d’entre eux d’utopies pour l’espace rural, et qui tentent d’en faire, au contraire, le lieu où s’inventent de nouvelles façons de vivre ensemble.

Ce refus d’une campagne sans activité « productives », nous l’avons vu, est nettement affirmé à plusieurs reprises par les habitants. Baujus d'origine et néo-ruraux se rejoignent dans le refus de considérer leur territoire comme une réserve de silence à destination des gens des villes. La population de souche oppose au supposé silence de la nature la gaieté des bruits du pastoralisme et du travail. Les socioprofessionnels, souvent néo-ruraux rejettent le slogan « loin du bruit, près de la vie ».

Les jeunes du pays peu diplômés expriment le souhait de voir des entreprises s’implanter dans le massif, afin de leur fournir des emplois. Les néo-ruraux et les « partis-revenus » tentent, quant à eux, d’y créer leurs micro-entreprises, agricoles ou de services. Celles-ci sont nombreuses : une exploitation cultivant les plantes médicinales, une autre produisant des confitures et des jus de fruits, un élevage de moutons pour la laine, la halte-garderie, des gîtes, une boulangerie biologique, une fabrique de maquettes, une chocolaterie, diverses compagnies artistiques, une entreprise de production cinématographique, etc. Nous avons vu que l’association Oxalis, dont l’un des buts est le développement local du territoire a mis en place un système d’aide à la création d’entreprise qui a rencontré un franc succès. Elle a aussi créé sous forme de SCOP une coopérative d’emploi, afin de soutenir en les salariant des porteurs de projets au début de leur aventure.

Si le développement touristique n'est-il pas suffisant aux yeux des habitants des Bauges-centre, c'est sans doute parce qu'ils revendiquent pour leur territoire une triple indépendance - économique, politique et culturelle. Or, le développement fondé sur la valorisation d'une image, qu'elle soit patrimoniale ou autre, leur semble au contraire les maintenir dans une situation de besoin vis-à-vis de l'extérieur.

D'un point de vue économique d'abord, ce choix conduit le pays à vivre de l'apport financier du tourisme. La volonté de conserver un paysage inchangé et de mettre en avant une image de lieu sauvage et reculé pour attirer les visiteurs risque, selon mes interlocuteurs, de conduire à écarter systématiquement l'idée d'un développement des activités perçues comme non traditionnelles, et de l'industrie en particulier. Une grande partie des emplois en Bauges sont d'ores et déjà liés au tourisme sous toutes ses formes : ce sont des postes saisonniers de perchmen dans les stations de ski l'hiver, de cuisiniers et de serveurs dans les différents établissements de restauration, d'animateurs dans les centres de vacances en été. Mais que les touristes viennent à manquer pour une raison ou pour une autre, et nombre de ces emplois disparaîtront.

‘ « Moi je pars du principe que si on veut un pays fort, il faut diminuer sa dépendance vis-à-vis de l'extérieur. Aujourd'hui, c'est un pays qui est dangereusement déséquilibré. Par rapport à la dépendance économique vis-à-vis de l'extérieur, c'est-à-dire que si tu as une usine qui ferme à Rumilly, tu vas voir un peu comment ça va se répercuter... »’ ‘ (Patrick)’

Pour nombre de jeunes Baujus peu diplômés, il s'agit, tout au long de l'année, de jongler entre ces emplois et ceux d'ouvriers dans les entreprises des plaines environnantes. Celles-ci sont implantées dans les banlieues des agglomérations voisines (Saint-Alban-Leysse, Rumilly, Seynod...), lieux dans lesquels les électeurs Baujus ne pèsent d'aucun poids sur la décision politique, et appartiennent le plus souvent à de grands groupes qui n'ont pas d'attaches locales. La fermeture d'une ou plusieurs de ces usines aurait d'importantes conséquences sur l'emploi en Bauges. Aussi comme me le confiait un jour mi-figue, mi-raisin une chargée de mission du Parc « le rêve de beaucoup de jeunes, ici, serait qu'une usine s'installe à Lescheraines ». J'ai retrouvé cette préoccupation notamment dans le massif de la Chartreuse, où l'industrie est davantage présente, mais depuis quelques années aux mains de grands groupes étrangers, ce qui inquiète fortement la population.

Aussi pour les Baujus, ne pas tout miser sur le patrimoine, et par conséquent sur le visiteur potentiel, c'est, selon l'adage, ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. L'unique façon d'échapper à la dépendance économique serait de faire de Bauges un lieu de production, et de réintroduire ainsi cette zone dans un circuit d'échange marchand en lui permettant de créer elle aussi des richesses monnayables à l'extérieur.

En ce qui concerne l'aspect politique, les lieux de pouvoir et les sièges des différentes administrations étant centralisés dans les villes, nombre de décisions concernant les espaces ruraux sont prises depuis celles-ci. Le Parc naturel régional a bien son siège dans le massif, mais ses financements proviennent en majorité de la Région et du Département (Lyon et Chambéry), et sont attribués à partir d'un budget précis, que ces collectivités étudient et valident. Les conseillers régionaux et départementaux sont d'ailleurs largement représentés au sein du comité syndical. Les grandes orientations données au territoire sont donc conditionnées par le rôle qui lui est assigné par les différentes institutions. Pour de nombreux Baujus, le Parc représente en fait les pouvoirs centraux et administre le territoire selon un modèle défini à l'extérieur.

Enfin, les habitants revendiquent aussi une forme d'indépendance culturelle qui se heurte en Bauges à la politique menée en matière de patrimoine, puisque nous avons pu constater que les décisions concernant ce qu'il est légitime de conserver, de valoriser sont prises essentiellement par les professionnels qualifiés de différentes institutions. Ainsi, c'est à partir de leur conception de ce qui est authentique, important, beau, que se dessine le visage du massif de demain.

Le cas de la tome est particulièrement révélateur de l'imposition de représentations extérieures sur un produit et un savoir-faire. Nous avons vu de quelle façon la définition du produit et de son mode de fabrication était fortement influencée par L'INAO en fonction de ce que doivent être, pour cette institution, non seulement un fromage « authentique », mais aussi les paysages et les activités de la campagne qui le produit. Les agriculteurs sont donc contraints de changer leurs troupeaux de montbéliardes pour des tarines et des abondances.

La chartreuse, quant à elle, est manifestement considérée par les institutions comme l'élément patrimonial le plus important du territoire. Les médias l'affirment d'ailleurs sans nuance, en la désignant comme le lieu où siège « l'âme du massif ». Mais manifestement, l'ampleur et l'ambition du projet sont en décalage avec l'absence d'appropriation de ce monument par les différents groupes de population.