Le patrimoine, lieu de négociation ?

Enfin, nous pouvons remarquer que les projets patrimoniaux, même s'ils peuvent sembler au départ définis unilatéralement, sont cependant aussi des lieux de négociation. Il est possible de le constater pour chacun des quatre projets, avec le dialogue entre les membres de l'ASCA et le Parc au sujet de la restauration de la chartreuse, entre les agriculteurs, le Parc et l'INAO à propos de la tome, entre chasseurs et administrateurs de la réserve, et enfin entre « communiquants » et socioprofessionnels du massif pour la « nouvelle identité ». De plus, il faut aussi noter qu'à côté des interlocuteurs reconnus (associations, groupements de professionnels...), des non-invités s'immiscent dans la discussion et font parfois irruption sur la scène publique, avec, par exemple, la publication d'articles dans Vivre en Bauges. Les différents acteurs estiment manifestement avoir leur mot à dire à propos de ces éléments. Aussi, même si ce ne sont pas vraiment les habitants du territoire qui déterminent le terrain de la négociation, il serait en revanche erroné d'en déduire qu'ils sont totalement exclus de celle-ci.

Par contre, les réticences qui s'expriment autour de ces projets et la revendication clairement formulée à plusieurs reprises d'une meilleure prise en compte de l'avis des habitants me paraissent assez symptomatique de la demande croissante de nouvelles formes de démocratie. Les habitants acceptent désormais difficilement l'idée qu'en matière d'aménagement de territoire, la décision puisse venir d’en haut sans qu'ils aient été consultés. Or, dans la mesure où les quatre opérations que j'ai analysées apparaissent comme les lieux dans lesquels les pouvoirs locaux expriment dans l'espace public leur projet pour le territoire, elles interpellent vivement tous ceux qui s'intéressent à la localité. Ceux-ci, en contestant le surgissement dans leur environnement de symboles dans lesquels ils ne se reconnaissent pas forcément saisissent l'occasion pour réclamer la création d'espaces publics dans lesquels ils puissent donner leur avis.

Nous percevons bien ici qu’au-delà de la question de la production « matérielle », c'est bien de la capacité du monde rural à produire de nouvelles façons de vivre dont il s’agit. Les habitants des Bauges n'ont-ils leur place au sein de la nation que pour entretenir des paysages montagnards à destination des touristes ? Sont-ils finalement des « prestataires de service », comme on a pu le dire des agriculteurs, au service de ceux, plus nombreux, qui vivent dans les espaces à dominante urbaine du pays ? Ne peuvent-ils que répondre passivement à une demande extérieure ? Ont-ils besoin de moines des temps modernes pour les aider à organiser la contrée ? Ou bien ont-ils une capacité d'invention, d'innovation ? Peuvent-ils être moteurs et proposer à la nation d’autres façons de vivre ensemble, et par conséquent de nouvelles formes de démocratie ?

J'ai déjà mentionné le fait que de nombreux analystes du monde rural postulent que ce dernier est désormais gagné par l’urbanité, celle-ci étant compris comme un accès à la mobilité et une forme de liberté. Si l'on ne peut nier la réalité de cette force de captation, il me semble cependant que des formes de résistance apparaissent du côté des espaces ruraux. La perspective d'une absorption par la ville et ses désirs ne satisfait manifestement pas les habitants de ces derniers. Certes, les oppositions qui s’expriment du côté des agriculteurs peuvent apparaître comme les derniers soubresauts des représentants d’une espèce en voie de disparition, mais on ne peut en dire autant des protestations plus ou moins explicites que font entendre les partis-revenus et les néo-ruraux, qui par leur jeunesse et leur capacité d’initiative représentent l’avenir de ces territoires.