Chapitre V. Mémoires vivantes et utopie

Au cours du chapitre précédent, nous avons pu constater que les populations des Bauges conservent une certaine distance avec la politique patrimoniale menée par le Parc. Les projets dont j'ai tenté la description et l'analyse ne semblent pas refléter la façon dont les habitants envisagent le passé, le présent et l'avenir de leur territoire. Ils reprochent aux institutions qui fabriquent le patrimoine de se contenter de renvoyer au monde une image des Bauges susceptible de plaire au public et de ne pas se préoccuper suffisamment de ce qu'ils estiment être leur réalité.

Mais s'ils refusent la représentation qui est donnée d'eux, cela ne signifie pas qu'ils ne produisent pas de leur côté d'autres récits. Nous pouvons donc nous demander quelle est leur propre vision du passé. Quels sont pour eux les épisodes importants, emblématiques, ceux dont il convient de transmettre la mémoire ? De quelle histoire se disent-ils issus ? Comment la racontent-t-ils, l'expriment-ils ? De quelle façon, enfin, s'en servent-ils ? Et au-delà de leur conception du passé, comment font-ils le lien entre l'histoire qu'ils racontent et l'avenir qu'ils tentent de construire ? Les habitants, nous l'avons vu, sont avant tout réunis par un projet commun qui a trait à la localité, celui d'inventer une nouvelle façon de vivre ensemble dans un espace perçu comme marginal. Aussi, le groupe qu'ils forment se situe-t-il résolument dans la perspective de l'avenir. Leur imaginaire social fait une large place aux notions d'invention, d'expérimentation. Aussi, le temps qu'ils envisagent n'est-il pas exactement le même que celui qui est mis en avant au travers du patrimoine.

Nous allons d'abord voir que dans les Bauges existent d'autres récits du passé que ceux portés par le patrimoine. Ce sont les mémoires vives de l'histoire contemporaine du massif, qui se racontent au sein des discussions concernant l'aménagement du territoire, sont relues et débattues. Elles donnent une image de l'histoire du territoire différente de celle qui est construite par le patrimoine, mais font l'objet d'une forme de déni de la part des institutions.

Je me propose ensuite de montrer en quoi la vision du passé et de l'avenir portée par ces récits se différencie de celle transmise par le patrimoine et donne lieu à une autre construction de la temporalité. Les mémoires se situent davantage au sein d'une interrogation du passé. Elles y recherchent des éléments leur permettant d'inventer un avenir nouveau. En cela, elles relèvent d'une forme d'utopie. En outre, les récits portés par les habitants, à la différence du patrimoine, leur permettent de se penser comme des acteurs de l'histoire du territoire, et donc comme capables sinon de provoquer du moins d'infléchir les changements qui les affectent.

Puis, à partir des valeurs mises en avant dans ces récits mémoriels, je m'efforcerai d'aborder plus avant les projets des habitants des Bauges. Nous verrons que ce qui est en jeu, c'est la construction d'une nouvelle forme de territorialité, ce qui a des implications politiques - avec l'aspiration à des formes de démocratie adaptées - et culturelles - puisque non seulement le territoire, mais les formes d'appartenance à des groupes sociaux sont profondément repensés.