Les Bauges des années du vide, les Bauges « archaïques » ?

La scène se passe en avril 2004, en fin de matinée, dans la salle du restaurant du plan d'eau de Lescheraines, exceptionnellement transformée en salle de conférence pour un colloque de deux jours consacré à l'histoire des Bauges. Celui-ci a été organisé conjointement par la Société Savoisienne d'Histoire et d'Archéologie (SSHA) et par le Parc. Ou du moins par certains salariés du Parc, car un événement sportif qui a lieu dans le même temps mobilise une grande partie de l'équipe et en particulier le directeur, au grand regret de la chargée de mission patrimoine, qui a l'impression que ces rencontres, pourtant préparées depuis de longs mois, n'enthousiasment pas la direction.

Le colloque a cependant été un grand succès. L'assistance est très nombreuse, et il a fallu se tasser dans la salle. Les participants, à la moyenne d'âge relativement élevée, sont globalement très satisfaits de ces deux jours de réflexion. De nombreux aspects de l'histoire du massif ont été évoqués, ainsi que certains problèmes contemporains. L'ambiance est à la fois érudite et bon enfant.

Les conférences touchent à leur fin, et l'après-midi sera consacrée à des visites dans le massif. Le président du Parc, qui n'a pas assisté aux rencontres, apparaît dans la salle pendant la dernière intervention et s'entretient avec les chargés de mission. Puis il monte à la tribune et prend la parole afin, dit-il, de conclure ces « premières journées culturelles du Parc ». Après quelques mots d'introduction, il explique que l'on a souvent taxé les Bauges d'archaïsme. « Mais c'est une faiblesse, dit-il, dont nous sommes nombreux à être fiers. Le PNR s'est créé car il était destiné à soutenir un territoire fragile et différent ». Il poursuit « Finalement, c'était peut-être une chance que nos prédécesseurs élus n'aient pas fait grand chose... Je veux dire qu'ils n'aient pas trop construit, développé, pollué ce massif. »

Ces paroles suscitent un remous dans la salle, d'autant que sont présents, comme simples auditeurs, l'ancien maire d'Aillon-le-jeune et sa femme, un couple de personnes âgées de plus de 80 ans dont l'action a beaucoup compté dans la vie du canton. Le vieux Monsieur était à la tête de la municipalité d'Aillon de 1965 à 1989 et c'est sous son mandat que les stations d'Aillon et de Margériaz ont été créées. Il fait aussi partie des élus qui dès les années 1970 ont construit l'intercommunalité avec la création d'un SIVOM. Sa femme, ancienne institutrice, s'est beaucoup engagée dans la vie associative et représentait les catholiques de gauche. Tous deux sourient ironiquement. Autour d'eux, les gens protestent.

Imperturbable face au chahut, le président poursuit en insistant sur la place qui devra être accordée dans la nouvelle charte à la nature et aux paysages. Il conclut son intervention par une belle phrase, saluant le travail des participants au colloque : « l'histoire éclaire la direction où l'on veut aller tous ensemble ».

L'après-midi, Denis tient le micro dans le car qui nous emmène visiter la chartreuse. Cet universitaire grenoblois, géographe, ne vit pas à plein temps dans le massif, dont sa femme est originaire, mais il y passe ses week-ends et ses vacances depuis 1971, date à partir de laquelle il a côtoyé et parfois soutenu activement les Amis des Bauges. Il entame une présentation géographique et historique des paysages du massif qui défilent sous nos yeux. Il insiste sur les réalisations des élus des années 1960-1970 - la base de loisir du Chéran, le terrain de foot, la pisciculture, les stations - avant de conclure : « contrairement à ce qui a été dit, il se passait des choses en Bauges dans les années 60-70 » et de nommer les élus de l'époque, Alexandre Dusserre, Louis Brun, Marcel Tardy. Une partie des personnes présentes dans le car applaudissent.

Cette anecdote n'est qu'un des épisodes d'une guerre sourde qui a pour enjeu la reconnaissance d'une partie de l'histoire du massif ignorée voire niée, comme c'est ici le cas, par certains acteurs politiques et institutionnels.

Selon un discours plus ou moins clairement exprimé au sein du Parc naturel régional, avant les années 1990 et l'apparition de cette structure, il n'y aurait eu en Bauges qu'un vide : vide de projets, vide d'initiatives, vide de personnalités... L'intervention du président du PNRMB que j'ai rapportée, même si elle pousse particulièrement loin le déni d'une histoire antérieure au Parc, n'est pas un cas isolé. Globalement, salariés et élus du Parc ont tendance à présenter l'ensemble des réalisations qui existent aujourd'hui sur le territoire comme le résultat de projets impulsés par cet organisme ( la coopération intercommunale, la valorisation de la tome...), et à abandonner à un oubli discret l'histoire qui l'a immédiatement précédé. Ils font en tout cas peu d'efforts pour la mettre en valeur, et il semble parfois qu'une véritable coupure sépare les années qui ont vu la construction du Parc des décennies antérieures à son apparition.

Ainsi, lorsque durant l'été 2001 un groupe de responsables de la Délégation Régionale aux Arts et à la Culture (DRAC) se rend dans les Bauges, les élus dirigeant le Parc l'emmènent à la découverte du patrimoine du massif. Sur le chemin de la chartreuse d'Aillon, future « maison du patrimoine du Parc » et lieu d'exposition, les invités passent devant la fruitière du village. Intrigués par le panneau « exposition », ils demandent à visiter celle-ci. Cette coopérative a vu le jour à l'initiative des producteurs d'Aillon-le-Jeune à la fin des années 1970, lorsqu'ils ont pris conscience que leur survie passait par la valorisation des spécificités de leur agriculture de montagne. Ils l'ont dotée d'un espace muséal situé à l'étage car ils souhaitaient, en même temps qu'ils vendaient leur produit, faire connaître aux visiteurs leurs conditions de travail. La coopérative et son exposition sont donc des symboles d'un nouvel élan de la communauté agricole. Pourtant, les élus se montrent surpris et gênés par la demande des fonctionnaires de la DRAC et, devant leur insistance, les envoient finalement visiter l'exposition sans eux. Certes, ce comportement peut s'expliquer par les tensions qui opposent à Aillon-le-Jeune l'équipe de la fruitière et l'équipe municipale (rappelons que le président du Parc est le maire d'Aillon-le-Jeune), mais il est aussi révélateur de l'absence de liens véritablement constructifs entre ces réalisations des années de déprise et le PNRMB.

Nous avons vu au cours du chapitre III comment, au tournant des années 1990, lorsque la question de la création d'un Parc commence à se poser, les Bauges des décennies 1970 et 1980 sont décrites dans les médias comme un pays qui se meurt, quitté par ses dernières forces vives, et pour lequel le Parc représente la dernière chance. Ce discours semble s'être encore radicalisé après la création du Parc. Si l'on s'en tient aux chronologies présentes dans certains journaux et à la façon dont les dirigeants du Parc présentent cette histoire, il semble que les Bauges soient sorties d'un seul coup d'une longue torpeur dans les années 1990 et que l'apparition du Parc ait marqué l'avènement d'une ère radicalement nouvelle.

Pourtant, pour qui s'intéresse à la mémoire locale, la période des années 1960-70-80 est loin d'être aussi vide que ces sources ne le laissent entendre. Au contraire, mes interlocuteurs insistent sur le fait que c'est à ce moment là que se sont déroulées les aventures de nombreux précurseurs qui auraient préparé, chacun à leur façon, le renouveau du territoire. Ceux d'entre eux qui racontent cette histoire ne nient pas que cette époque ait été marquée par la désespérance, le sentiment de la perte de vitesse du massif. Pourtant, c'est aussi là qu'ils situent le début de son redressement, et dans leurs récits, aucune coupure radicale ne la sépare de la période plus dynamique des années 1990 marquée par le renouveau démographique du massif. Diverses réalisations en auraient même constitué les premières étapes. La mémoire concernant cette époque d'expérimentation et d'innovation est foisonnante et il est aisé de la recueillir. Aussi, après avoir eu à plusieurs reprises l'occasion d'entendre raconter l'histoire de la station de ski d'Aillon-le-Jeune ou des Amis des Bauges, il m'a paru pour le moins étrange de constater à quel point elle était ignorée par les représentants du PNRMB, qui, loin de revendiquer son héritage, ont plutôt tendance à la passer sous silence.