Des habitants et des élus qui prennent des risques

Pour les habitants du territoire présents dans les années 1960, 70 et 80, le rebond des Bauges n'a pas débuté avec l'apparition de l'association pour la création du PNR en 1990. Ses racines sont bien plus anciennes. Il est en fait le résultat de la mobilisation d'acteurs locaux (élus, agriculteurs, premiers néo-ruraux), qui ont depuis bien longtemps entrepris de trouver des solutions pour pallier le déclin de l'économie traditionnelle et continuer à vivre sur le territoire.

Je décrirai ici les épisodes de leurs récits qui me paraissent les plus significatifs.

Pour les ruraux de souche, dès les années 1960, c'est-à-dire avant même l'arrivée des premiers néo-ruraux, dans certaines communes, une nouvelle génération d'élus a essayé de trouver les moyens de compenser la disparition de la plus grande partie des exploitations agricoles et de permettre aux jeunes de demeurer au pays. Trois maires sont restés dans les mémoires comme étant à l'origine de l'essentiel de ces initiatives :

‘ « C’est le moment politique où une bande de jeunes avec Marcel Tardy [maire d'Aillon-le-Jeune], Alexandre Dusserre [maire de Lescheraines] et Louis Brun [maire du Châtelard] se sont mis à avoir de projets avec l’idée qu’au train où ça allait, bientôt, il n'y aurait plus un chat. »’ ‘ (Denis)’

Ceux-ci se lancent d'abord dans une série de projets visant à développer le tourisme.

Les débuts du tourisme

- La station d'Aillon

Dans les Bauges-derrière, le cas particulier de la commune d'Aillon-le-Jeune retient l'attention. Celle-ci était particulièrement défavorisée au départ et, me disait l'un de mes interlocuteurs, « A Aillon, il aurait dû rester 20 vieux ». Ses habitants, lors des élections de 1965 choisissent de tenter l'aventure des sports d'hiver en créant dans la Combe de Lourdens autrefois occupée par les chartreux, une station de ski. Les récits des acteurs de l'époque commencent par le constat de la situation : les villages qui se vident, les écoles qui ferment. L'ancien maire Marcel Tardy et sa femme Lucette me décrivent cette situation dans un récit à deux voix :

‘Monsieur : Et bien on voyait que… Tout le monde était cultivateur, et on voyait que l’agriculture était en train de dégringoler. Et on s'est dit : Si on fait rien, dans X temps, le pays va être mort. Voyez, quand les chartreux sont partis, début 1800, y’avait 1000 habitants à Aillon-le-Jeune. On était tombé à 200 habitants.’ ‘Madame. : 202.’ ‘M. : Et on s’est dit : Mais si on fait rien, mais le pays, il…On voyait que l’agriculture était en train de…’ ‘Mme. : A l’école de la Combe, y’avait 9 élèves, à ce moment là. ’ ‘M : Dans les années 60…’ ‘Mme. : Mais même avant. Alors dans les années… Moi, quand je suis arrivée à la Combe, y’avait 9 élèves, et Monsieur Rivoire en avait une dizaine ici aussi au chef-lieu. Mais y’avait pas de transport, alors bien sûr les gosses ils avaient 2 km et demi à faire pour aller en classe. Et puis en gros, y’a eu retour de certaines familles de Paris qui sont revenues vivre à la campagne à cause de la guerre. Et ça avait remonté un peu la population, mais dès que c’était fini, ils sont tous repartis. Et moi, dans une année, j’ai vu… Y’avait 7 gosses qui ont quitté la classe. 3 familles avec des enfants, 3, 2 etc. Alors y’avait des jeunes qui étaient en pleine… qui disaient «  Nous on aimerait bien rester ici, pas partir travailler ailleurs, mais il faudrait faire quelque-chose », et ce quelque-chose, c’était quelque-chose qui était important ici, c’était la neige. Alors c’est parti comme ça. »’

Dans le récit de ce couple, ce sont d'abord les habitants eux-mêmes (« on voyait bien... », « on s'est dit... »), isolés et sans aide qui essaient de trouver des solutions. Ils commencent par expérimenter, et après quelques erreurs, parviennent à redresser la tendance:

‘ « On a démarré, les budget de la commune était de 42000 francs. En 63 environ. Alors on avait d’abord commencé… Pensé faire de ce côté le téléski. Et en automne 63, on avait monté un téléski, une petite remontée mécanique, qu’on nous avait prêtée, qui venait du col du Frêne. Qu’on avait au col du Frêne, ils avaient monté un… Alors ils nous avaient prêté un téléski, qu’on avait mis en face de l’église d’Aillon-le-Jeune. Et puis cette année là, ben point de neige. Sauf à la combe d’Aillon, là-bas, où le peu de neige qui avait fait était resté. Alors on s’est dit ben c’est pas là qu’il faut le faire, ce sera là-bas. Ça conserve mieux, il fait plus froid. Puis voilà. Alors en 64, on a commencé le premier téléski où y’a le Chamois, maintenant  »’

Ils ont peu d'argent, peu de moyens, et les difficultés semblent insurmontables. Mais ils improvisent, se démènent, et trouvent des solutions, parfois assez surprenantes qui font appel à une forme de solidarité villageoise :

‘Mme. : Et puis y’ a eu 20 heures d’hélicoptère de la base du Bourget qui sont venus pour implanter jusqu’à la crête. ’ ‘M.. : Ça c’est le préfet qui avait décroché ça.’ ‘Mme. : c’est le préfet qui avait décroché ça, parce que l’armée de l’air était au Bourget du lac. ’ ‘M : Alors c’est le préfet qui nous les avait eu gratuitement.’ ‘Question : - Ah oui donc vous avez eu des petites aides comme ça. ’ ‘M. : Ah ben heureusement, heureusement, oui. N’empêche que quand les militaires sont venus avec l’hélicoptère, dis donc ! Ils ont monté tout le matériel, jusqu’au sommet, avec les téléskis de crête aussi. ’ ‘Mme. : Les gens faisaient des trous, puis ils déposaient leur...’ ‘M. : Ils plantaient les pylônes, avec l’hélicoptère. On avait préparé les bétons dessous, tout prêt. Alors ils arrivaient, ils posaient le pylône, on vissait le pylône. On a encore un petit film, là-dessus. ’ ‘Question :- Et c’étaient toujours les gens du coin qui faisaient ça ?’ ‘M. : Ah ben, sauf les hélicoptères, c’était les militaires qui y conduisaient, mais autrement, oui, le boulot…’ ‘Mme. : Tous les perchistes, c’étaient des gens du pays, y’avait des pépés, vous savez… »’

Comme nous pouvons le constater, la débrouillardise est de mise, et les solutions retenues sont assez différentes de celles que pourraient préconiser techniciens et professionnels du développement local. Mais ce « système D » fonctionne tant bien que mal, grâce à l'investissement de tous.

Malgré des hivers difficiles, la station existe toujours aujourd'hui. Pour pallier le manque d'enneigement, un « stade de neige » a été ouvert sur la montagne de Margériaz, à quelques kilomètres de là, en 1980, avec la participation de l'ensemble des communes du canton. Les saisons sont plus ou moins bonnes, mais globalement, toujours si l'on en croit mes interlocuteurs, le bilan est positif puisque l'existence de la station a permis à de nombreux Aillonnais de demeurer sur place, souvent avec une double activité.

‘ « - Ah ben d’ailleurs, quand on a eu lancé la station, il y a des gens qui étaient partis qui sont revenus. Comme Roger Gondrand [l'un des premiers directeurs de la station], ben il était parti. Et Victor Gondrand, qui a la ferme à la Correrie, il était parti, en ferme en bas. Et ils sont revenus. Et oui. ’ ‘ - Question : Donc ils sont revenus pour la station…’ ‘ Pour la station , parce qu’ils y trouvaient du travail, et une autre atmosphère que la vie de ville où quand on connaît personne, qu’il faut et puis ici: En gros, l’été, il y avait du boulot, l’hiver, il y avait pas de boulot, puis fallait vivre. »’ ‘ (Armande)’

- Le plan d'eau de Lescheraines

Au cours de ces mêmes années 1960, à Lescheraines, Alexandre Dusserre, jeune élu apparenté communiste fait construire le « plan d'eau », un lac en bordure du Chéran entouré d'une base de loisir comprenant un bar, des terrains de sport et un camping. Là encore, bricolage, débrouillardise, récupération et bénévolat sont au rendez-vous.

‘ « Les politiques, le père Dusserre ont eu l’idée du plan d’eau. C’est le motoclub qui a fait le plan d’eau avec les camions de Dusserre. Ils faisaient du motocross à la Charniaz, avec les bénéfices, ils rachètent les terrains et font le plan d’eau. Il appartenait à EDF qui avait acheté pour faire un barrage. Il y avait un chalet à Tignes à démonter. Ils ont demandé à Dusserre combien il prenait. Il l’a remonté au plan d’eau, c’est le bistrot du plan d’eau. Il faisait du bénévolat avec ses ouvriers. Enfin, ils étaient plus ou moins obligés. »’ ‘ (Denis)’

Aujourd'hui, le plan d'eau est une des sorties les plus prisées en été par les familles des Bauges. Ironie du sort, c'est justement dans ledit chalet ramené de Tignes par Alexandre Dusserre que le président du Parc a prononcé son discours expliquant que ses prédécesseurs élus n'avaient « rien fait ».

- Les relais-soleil

C'est en marge du réseau des « jeunes élus locaux », avec l'aide des premiers néo-ruraux et d'initiatives venues de villes alentours que se développe dans les années 1980 l'aventure de « Vacances et loisirs au pays des Bauges ». Il s'agit de profiter de subventions publiques (un « contrat station-vallée ») pour créer dans le canton des lits pour accueillir les touristes. Il est très difficile de se mettre d'accord sur l'implantation, car les différentes communes tentent de « tirer la couverture à elles ». Finalement, le choix est fait d'une certaine solidarité vis-à-vis de communes très fortement touchées par la déprise. Aussi, plutôt qu'un grand centre de vacances, trois centres de taille plus modeste sont créés, un à Lescheraines, proche du plan d'eau, et deux dans les villages les plus déshérités des Bauges, à la Magne, sur la commune de Saint François, et à Doucy.

D'après les récits, les élus des Bauges font valoir ce choix à l'encontre de certains conseillers urbains qui n'en comprennent pas bien la logique

‘ « Untel [ géographe de l'université de Savoie] était à fond dedans. Il avait une vision très extérieure. Il trouvait l’implantation à la Magne stupide, mais la Magne était au fond du gouffre. Doucy aussi. Lui aurait tout mis aux Aillons. Il avait une vision très urbaine. » ’ ‘ (Partie-revenue)’

Les agriculteurs reprennent leur filière en main

De même façon que selon les élus et les habitants de l'époque, la valorisation touristique du territoire n'a pas débuté avec la création du Parc, dans les récits des agriculteurs, la redynamisation de la filière ne remonte pas à l'engagement des démarches visant l'obtention du label AOC pour la Tome des Bauges dans les années 1990, mais bien plutôt aux premières initiatives ayant pour but de regrouper les producteurs. Sont notamment citées les réouvertures à Aillon-le-Jeune et à Lescheraines de deux fruitières véritablement fondées sur le système de la coopérative. Auparavant, de nombreuses fruitières de village avaient fermé, et celles qui subsistaient vendaient le lait à des entreprises privées. Le nouvel intérêt porté par les agriculteurs au système de coopérative témoigne de leur désir de se réapproprier l'ensemble de la chaîne de production du fromage. En témoigne le récit de cet agriculteur d'Aillon-le-Jeune :

‘ « On n'avait déjà plus de fromagerie, c'était un laitier d'Annecy qui venait ramasser le lait d'Aillon-le-Jeune, et qui fabriquait plus ici. Les bâtiments étaient fermés. Ça fabriquait plus. Il emmenait le lait. Directement. Alors il y avait encore deux sociétés, il fallait encore mettre d'accord les gens, là . Celle-ci et puis là-bas la Combe [Combe de Lourdens, où est située la station de ski]. Alors, on a recommencé à lancer la Combe. On s'est dit il y a quand même maintenant une certaine vie, il faut essayer de relancer notre fruitière, quoi. Alors ça s'était décidé au mois de janvier, et au mois de janvier, on n'a pas trouvé de fruitier pour reprendre comme ils faisaient avant, vous voyez pour vendre le... Alors c'est des gens du pays qui ont accepté. C'est André Ginollin qui est toujours en vie, qui habite le Penon, là-bas, qui a toujours les vaches, aidé par un cousin à lui, Petit-Barrat. Alors lui il a dit : moi je veux bien essayer, parce qu'il avait fabriqué en montagne, un peu. Alors il dit « moi je veux bien essayer, mais je me sens pas d'y prendre à mon compte. Alors nous on le fait, mais en tant que salariés. » Alors on est passés en gestion directe, ce qui s'était jamais vu. Ça aussi ça a été un problème. Les gens disaient « vous allez vous casser la gueule ». « Vous vous rendez-compte, et s'ils font de la mauvaise fabrication ? ». Alors la commune s'était portée garante. On avait passé un contrat : si en fin d'année le lait d'Aillon se vendait moins que la moyenne du lait en Bauges, parce qu'il y avait des fromagers dans toutes les communes, la commune s'était engagée à payer le déficit. Et en fin d'année, malgré une certaine mauvaise fabrication à une certaine époque... Il avait fallu vendre des tomes à Saint-Félix là-bas à la fromagerie Picon. Malgré ça, le lait s'était mieux vendu que dans la moyenne des Bauges. Alors là, ça les avait regonflés, les gars. Ils ont dit ben, pourquoi pas en fin de compte. Alors on a commencé là-bas [dans la Combe de Lourdens] et pendant qu'on a commencé quelques années là-bas, on a commencer à retaper la fromagerie d'ici [ du chef-lieu]. Il fallait tout revoir un peu, quoi. On a remonté ça un peu moderne, quoi. Et alors on a regroupé les deux collectivités, deux coopératives, et la commune est rentrée à 49 % de part dans l'opération, pour les sécuriser. Alors voyez maintenant, c'est quand même bien, c'est une belle fromagerie. Et ils arrivent à rentabiliser leurs fromages mieux que partout en Bauges. Maintenant, il reste 3 fromageries en Bauges. La plus grosse, c'est la Compôte, ils doivent avoir 8 ou 9 millions de litres de lait par an. Alors le lait part toujours à Annecy. Après, vous avez Lescheraines, qui a deux millions de litres de lait par an, alors qui se sont mis aussi en gestion directe comme nous, parce qu'ils ont vu que ça marchait bien. Et puis vous avez Aillon, qui doivent avoir dans les 800 000 par ans. Ça doit être la plus petite fromagerie, je pense, de toute la Savoie. »’

Mais c'est aussi le début d'une union plus large des agriculteurs du canton, ce que raconte un responsable actuel du SITOB :

‘ « Donc en 72, on a créé la SICA, donc la Société d'Intérêt Collectif Agricole, d'alpage des Bauges, qui regroupe tous les exploitants montagne, et on a décidé de protéger la marque "Tome des Bauges". Donc le premier dépôt de marque en 72. Et puis ça a continué son petit bonhomme de chemin, bon, à mon avis, pas en augmentation. Les alpages demandaient beaucoup de main d'œuvre, y'avaient des alpages qui étaient pas géniaux, et ça a abandonné beaucoup, quoi. Après, en 85, 86, il y a eu la coop de Lescheraines, qui faisait la revente de lait avant, qui a basculé, ce qu'on appelle en gestion directe. Ils se sont pris en main, ils ont plus voulu vendre leur lait à un industriel, ils ont dit, on va embaucher nous même notre fromager, les gens dont on a besoin pour travailler, pour affiner, tout ça, et on va vendre nous-même nos produits. Et donc eux, ils se sont dit, on va essayer de se regrouper avec les alpagistes, et on va essayer de bouger un peu la donne. Donc on s'est rapprochés, et donc on a créé le syndicat. Au départ, c'était… je crois que pendant 2 ans ça s'est pas appelé SITOB. C'était le syndicat de défense de la Tome des Bauges, qui s'est transformé après en SITOB. » ’

Dans ces récits aussi, nous pouvons noter l'utilisation du pronom « on » (« on s'est dit (...) il faut essayer de remonter notre fruitière », « on a créé la SICA »). Là encore, ces épisodes sont racontés comme des aventures vécues, à la première personne du pluriel. Les protagonistes n'étaient pas sûrs de réussir, mais ont tenté des expériences.

La création de nouvelles activités économiques

La revitalisation du massif passe aussi par la création d'activités économiques alternatives à l'agriculture. Diverses tentatives sont alors lancées, dont certaines eurent des suites intéressantes. Le cas le plus connu des Baujus de souche est sans doute celui de « Marie-la-Motte » :

‘ « Il y a eu aussi Marie-la-Motte. C’était à la fin des années 60, début des années 70, avec Mlle Chauland, qui est toujours vivante, d’ailleurs. Elle était au service marketing à l’Oréal, à Paris. Alors quand elle voyait dans quelles conditions misérables vivaient les Baujus de Paris immigrés avec seulement leurs bras et leurs réseaux. Elle avait même une tante qui faisait concierge, alors qu’elle avait une belle maison en Bauges. Donc elle est venue mettre en pot des produits L’Oréal. Elle savait les prix. C’est différent en 200 litres et au pot. C’était en bas à Lescheraines, peut-être sur la place en face de chez Bollard. Il y avait 4 ou 5 femmes au début, qu’elle appelait « mes filles ». Elles mettaient les drogues en pot. Comme elles n’arrivaient pas à vendre tout ce qu’il y avait en pot, elles faisaient de la sous-traitance pour Vully, je crois que ça s’appelait, Vuillermé. Il y avait un atelier pour eux quand il y avait du boulot. Puis elles ont fait du montage de montres. Elle voulait que ses ouvrières aient une technologie manuelle suffisante pour faire envie. Elles ont monté des montres, puis travaillé pour Tefal, jusqu’à ce que ça devienne la grosse boite là-dessous, Sous Traitance En Bauges, STEB. Les investisseurs, c’étaient toujours les mêmes, sûrement Dusserre, Fabre. Leur idée, c’était de donner du travail à des femmes. Avec l’idée que quand les femmes seront là, les hommes émigreront pas, et on trouvera toujours du travail pour les hommes. »’ ‘ (Denis)

Les néos-ruraux ne sont pas en reste dans ce mouvement consistant à créer de nouvelles activités. Pour eux, l'installation dans les Bauges passe souvent par la création de leur entreprise. C'est d'abord Paul, à Jarsy, architecte de formation, qui crée une entreprise de fabrication de maquettes :

‘ « J’ai trouvé du boulot comme architecte d’intérieur à Grenoble, et je suis venu m’installer à Grenoble, avec toujours derrière la tête « Mais que faire dans ce village de Jarsy ? Comment arriver à vivre là-bas ? » Et tous les week-ends, c’était Jarsy, tous les week-ends, c’était la restauration de la maison, etc., etc… Et puis en 69, y’a eu un contact un petit peu particulier avec quelqu’un de la Haute-Savoie qui cherchait un maquettiste, et donc moi je me suis proposé pour lui donner un coup de main, et en réalité son expérience professionnelle était celle que moi je cherchais à réaliser, mais je n’avais pas encore trouvé le filon. Et bon, ben on est partis de cette idée, à savoir un atelier en pleine nature, avec une prospection sur un périmètre riche dans le sens où bon, la région Rhône-Alpes a toujours été quand même une région assez prospère, par rapport à d’autres régions, et puis ben pourquoi pas, et cet atelier, il s’est monté… il est parti comme ça, et l’installation a eu lieu au mois de juin 1969, où là, ben ça a été le grand saut dans le vide, et les gens n’ont pas cru à notre arrivée, dans le sens où on arrivait comme les estivants, au mois de juin, et qu’au mois de septembre dès que les feuilles allaient jaunir, on allait refoutre le camp. Et puis voilà, on est restés. Donc tu vois, c’est… c’est très long, comme… C’est une démarche longue et il a fallu penser, étudier. Pour moi il était hors de question de venir – bien que c’était la mode à cette époque-là-, de venir dans les Bauges, d’acheter deux chèvres, un métier à tisser à la Redoute, c’était hors de question. Et professionnellement, les qualifications que j’avais, c’était difficile à exercer dans les Bauges. »’

Les activités créées par les néo-ruraux sont assez nombreuses et imaginatives. Dans le même village de Jarsy, un néo-rural crée une chocolaterie, qui fournit aujourd'hui toutes les Bauges en chocolat à l'approche de Noël et de Pâques. Non loin de là, à Ecole, un autre crée dès les années 1970 la boulangerie biologique, non sans difficultés avec la population de souche. Une néo-rurale d'Ecole m'expliquait d'ailleurs que « les gens allaient acheter leur pain au Châtelard exprès pour ne pas l'acheter ici ».

Je peux encore citer rapidement la fleuriste de Bellecombe, les cultivateurs de plantes aromatiques et médicinales au Noyer, les artisans en tous genre comme les nombreux potiers, l'éleveur de moutons angora pour la laine, etc...

Les débuts de l'union du massif

Les années 1970, en plus d'avoir été marqué par un nouveau dynamisme économique, sont aussi, si j'en crois mes interlocuteurs, celles qui ont vu les premières initiatives visant à surmonter l' « esprit de clocher » et à unir le canton du Châtelard, ou même un territoire plus large dans des projets communs.

En 1974, Marcel Tardy, Alexandre Dusserre et Louis Brun, maire du Châtelard et conseiller général du canton, sont à l'initiative de la création d'un SIVOM, qui deviendra un district, puis une Communauté de Communes des Bauges. L'alliance de ces trois élus, est souvent citée dans les récits comme un détail étonnant. Si Alexandre Dusserre était un « rouge », proche des communistes, Louis Brun était un « blanc », un conservateur bon teint, et sa caution semble avoir été importante dans cette région traditionnellement plutôt à droite. Pourtant, ils vont former une espèce d' « union sacrée » nécessitée par la situation des Bauges :

‘ « Et puis il y avait le père Brun au Châtelard qui disait un peu oui à tout le monde. Lui, c’était le garant du côté à droite de l’opération. Dusserre, lui était communiste, enfin apparenté, parce qu’il était quand même chef d’entreprise. Marcel Tardy, sa femme était une catholique de gauche. Elle avait beaucoup d'influence. »’ ‘ (Denis)’

Marcel Tardy, manifestement plus modéré, se situait donc à mi-chemin entre ses deux collègues et amis. C'était un « rose », me dira une des mes interlocutrices, dont je reproduis ici les propos assez amusants qui montrent bien la conception particulière de la politique des Baujus de souche :

‘ « Alors ici, ils étaient de droite, plus de droite, la famille à mon mari, et Monsieur Tardy était plus de gauche. Enfin, qu’on dit, parce que comme dit M. Guizot, là, le pépé qui entend pas, mais qui sait beaucoup de choses sur la politique, il me dit : "Oh Marcel, il est ni blanc, ni…" - Parce qu’ils disaient les blancs et les rouges -, "Il est ni blanc ni rouge, il est rose. Et puis son gendre il est vert". Parce qu’il a un gendre, je crois, qui est écologiste, à Saint Pierre, alors il me disait : "son gendre, il est vert, maintenant". »’

Les récits présentent donc cette période comme celle où le territoire du canton du Châtelard commence à affirmer son unité, au-delà de ses divisions, pour obtenir certaines améliorations en matière d'équipement. Parmi les souvenirs, celle d'une grève du vote, à la fin des années 1960, qui marque dans les esprits l'émergence d'une espèce de conscience collective baujue.

‘ « Ben disons que les élus des années 70, c’est eux qui ont monté le SIVOM, qui ont embauché un animateur, etc. Donc du côté des élus, il y avait aussi du répondant, et avant ça il y avait des très vieux maires, des paysans du coin qui géraient le… Sans se rebiffer, enfin sans… Il y a eu des grands moments, parce qu’il y a eu une fois une grève du vote, ça c’était en 69, je crois que c’était vraiment fin des années 60 qu’il y a eu le déclic. C’était pour je crois le référendum de De Gaulle, et l’état de la route pour monter ici était tellement lamentable qu’il y a eu deux votes dans toutes les Bauges sur un référendum national, donc ça avait quand même été un moment où y’a eu une sorte de prise de conscience. »’ ‘ (Laure)’

Pour les populations locales, cette époque est celle d'un tournant. Les Baujus abandonnent les querelles de clocher pour chercher des réponses à l'échelle d'un territoire plus vaste, celui du canton du Châtelard. Ces années sont aussi marquées dans les souvenirs par d'importantes manifestations festives au cours desquelles les associations des différentes communes collaborent.

‘ « Moi mes parents étaient très impliqués dans le comité des fêtes, à Bellecombe. Donc il y avait la vogue de Bellecombe, le premier dimanche… premier week-end de juillet, le concours de bûcherons de Bellecombe, événement public très important, qui est monté jusqu’à 3-4000 spectateurs. Ils se filaient des coups de main… C’est marrant ça, on l’a vécu parce qu’on travaillait à la buvette : ils s’échangeaient entre comité des fêtes. C’est-à-dire par exemple à Lescheraines, ils avaient besoin de beaucoup de monde pour le moto-cross. Tu es déjà venue au moto-cross de Lescheraines ? Jamais ? Il faut 150 bénévoles. Parce que là c’est 12000 personnes, il y avait des manches de championnat du monde. Euh non, championnat de France, il y a eu… Il y a eu une manche de championnat du monde. Alors donc, Ils avaient besoin je sais pas de 150 bénévoles, alors ils demandaient à tous les comités des fêtes des Bauges de venir à 4 ou 5 et après, ils leurs rendaient la pareille sur d’autres évènements. Donc au moto-cross, mes parents ils avaient une buvette… Donc c’est vrai qu’on a baigné là-dedans. Puis après il y a eu le foot. »’ ‘ (Patrick)’

Ce sont aussi les débuts du collège, qui va unir toute une génération de jeunes Baujus et que trentenaires et quadragénaires évoquent avec nostalgie, et ceux des clubs de sports, en particulier, le football club des Bauges (FC Bauges) :

‘ « Et les associations sportives, ça et le collège, ce sont les clefs de l’unité des Bauges. Si on peut parler d’unité. Mais de fin des petites guerres intestines, quoi. Parce que ben les jeunes, t’en avais deux-trois par village, pour constituer une équipe de foot, t’as intérêt à recruter sur la totalité du massif. Sinon, t’as pas d’équipe de foot. Or, à partir du moment où tu fais jouer un gamin au ballon avec celui de Bellecombe et avec celui d’Arith, et avec celui de… Bon, et ben on casse un peu ces murs et ces séparations. Et on reconstitue le territoire. »’ ‘ (Paul)’

Les premiers néo-ruraux racontent quant à eux qu'ils ne sont pas en reste dans ce mouvement visant à unir le territoire. Selon eux, promouvoir une solidarité entre les communes est même l'un des touts premiers buts des Amis des Bauges. Nous avons vu au cours du chapitre III que les membres de cette association ont été à l'origine d'un certain nombre d'initiatives dans ce sens parmi lesquelles on peut mentionner la création de la revue l'Ami des Bauges.

Ils rappellent aussi que ce sont eux qui ont eu l'idée de réunir un territoire plus vaste que celui du canton. C'est le projet « Grandes Bauges », qui, nous l'avons vu, préfigura l'idée du Parc.

Enfin, ils expliquent qu'ils ont sans doute été des pionniers en s'intéressant au patrimoine local, parce qu'ils pensaient que cela pouvait favoriser le tourisme, mais aussi parce qu'ils y voyaient un moyen d'ouvrir le dialogue avec la population locale et de lui permettre de se réapproprier les grandes évolutions en cours. Ils ressentent alors durement certains manques de communication et cherchent des solutions. Le patrimoine devait être un moyen de provoquer une réflexion. C'est ainsi que leur idée d'un musée de la faune et de la flore visait avant tout à réconcilier les gens avec la réserve. Mais ils sont aussi les premiers à essayer de recueillir des témoignages sur la vie d'autrefois dans les villages et sur la façon dont les habitants ressentent les transformations qu'ils subissent. Ainsi, lorsque l'un des trois centres de vacances de « vacances et loisirs au pays des Bauges » est créé à Doucy, ils lancent une enquête ethnologique dans ce village :

‘ « et puis moi ça je m’étais dit : "A Doucy, ça va quand même beaucoup changer les choses, parce que le fait de racheter de faire du tourisme, c’est quand même, Doucy, les Bauges profondes, leur petite vie, ce serait intéressant de parler du village avec eux, avec les gens, pour accepter ou poser aussi la question de l’évolution de ce patrimoine et de l’arrivée de touristes éventuels". Et donc voilà, on avait pris l’initiative de se dire "on va faire un travail, que quelqu’un vienne faire un peu le point sur ce qu’est Doucy aujourd’hui." Alors que ça bouge, quoi, puis que les gens règlent un peu leurs comptes aussi avec la mauvaise image qu’ils avaient de leur village et de leur vie là-haut, enfin, parce qu’il y avait quand même tout ça derrière, et qu’on les fasse exprimer là-dessus. Et voilà, et donc finalement, on a fait une expo et une petite publication sur le village de Doucy et puis cette ethnologue, après elle avait travaillé sur l’argenterie des Bauges. »’ ‘ (Laure)’

Dans le même temps, toujours si l'on en croit leurs récits, ces néo-ruraux commencent à faire état d'une préoccupation qui est celle de la démocratie, de l'accès à l'espace public, de la réappropriation du débat par toutes les composantes de la population Baujue. Étant eux-même peu légitimes dans les villages et n'ayant que très peu de chance d'accéder à une fonction municipale, ils cherchent au travers de la vie associative et de la création du journal l'Ami des Bauges d'autres moyens de s'exprimer. En cela ils amorcent une mouvement de création d'espaces publics et de lieux de débats qui se poursuit aujourd'hui.