Deux visions du passé qui se superposent sans se rencontrer

Nous sommes donc en présence de deux façons différentes de dire l'histoire des Bauges, qui ne s'appuient absolument pas sur le même « fonds » historique. D'une part des projets patrimoniaux renvoient à des éléments anciens comme à l'histoire monastique ou au temps où le massif vivait d'une agriculture traditionnelle ainsi que de l'artisanat. D'autre part, la mémoire locale entretient le souvenir des tentatives effectuées par les habitants actuels pour redynamiser le massif.

De telles situations ont déjà été constatées par les ethnologues. Jean-Luc Bonniol, qui a travaillé sur le Larzac montre que sur ce territoire se superposent deux « gisements d'histoire locale. » D'un côté, le conseil général de l'Aveyron a monté un projet patrimonial ambitieux autour de l'histoire des ordres religieux, templiers et hospitaliers. C'est le « gisement patrimonial », qui fait appel à des périodes anciennes et à des monuments. De l'autre, les populations conservent et valorisent le souvenir des luttes des années 1970 contre le camp militaire. C'est le « gisement mémoriel récent » 225 .

Cette analyse semble pouvoir s'appliquer peu ou prou dans le cas des Bauges.

Les deux histoires ne se déploient pas de la même façon et s'expriment dans des lieux différents : le patrimoine bénéficie d'un large accès aux médias et de manière générale, à l'écrit. De nombreux articles paraissent dans la presse régionale. Il est aussi au coeur de la plupart des espaces muséographiques existants. Des brochures existent au Parc : les « chemins du patrimoine », les « tannes et glacières du Margériaz », « l'argenterie des Bauges »...

La mémoire s'exprime dans une parole orale, lorsque l'on interroge les gens sur l'histoire des Bauges ou de leur village. Il est souvent fait référence aux grands acteurs des décennies précédentes lors des débats portant sur l'aménagement du massif. C'est le cas lors des forums du collectif citoyen, ou dans d'autres moments de discussion, comme la projection du film de Pierre Beccu La dernière saison. Parfois, cette histoire surgit dans Vivre en Bauges. Certains habitants conservent aussi des traces chez eux : photos, anciens articles de journaux.

Les tenants de chacune de ces histoires paraissent le plus souvent ignorer l'autre de façon plus ou moins consciente et volontaire.

Les responsables des institutions chargées de valoriser le patrimoine semblent assez peu au fait des évènements de la période contemporaine. Ainsi, les chargés de mission du Parc, s'ils savent que les Amis des Bauges font partie de ceux qui ont été à l'initiative de la création du Parc, ne connaissent pas les détails de ce passé. Le fait que les Amis aient imaginé la maison de la faune et de la flore d'Ecole n'est apparemment pas arrivé jusqu'à eux et ils n'ont jamais entendu parler du projet « Grandes Bauges ».

De l'autre côté, les groupes locaux, nous l'avons vu, se désintéressent des projets patrimoniaux quand ils ne les critiquent pas ouvertement. La chartreuse d'Aillon ne fait pas l'objet de la moindre pratique qui pourrait dénoter une appropriation collective à Aillon. Le seul lieu réellement revendiqué comme leur par la population locale est le cimetière de la chapelle de la correrie, ou traditionnellement, sept vieilles familles de la Combe de Lourdens ont le droit d'enterrer leurs morts. Le bâtiment restant de la chartreuse ne semble pas les intéresser, comme le déplore un membre de l'ASCA qui a pendant plusieurs années passé ses journées dans le bâtiment :

‘ « C'est pas les gens des Bauges qui sont bien passionnés, hein ? Entre nous. J'en ai vu plusieurs, je leur ai dit "vous connaissez pas ? Venez faire un tour, je suis là tous les jours." Pas vu un seul. Eh ben moi, ça me surprend un peu quand même. Ils ont quand même le temps : il y en a pas mal qui sont en retraite par là, donc ils peuvent quand même venir voir ce qui s'y passe. Mais je sais pas. Là c'est un peu inquiétant, quand même. On peut pas dire qu'ils soient bien… bien passionnés par ce genre de choses »’

Il ne semble pas exister réellement de passerelles entre ces deux histoires. Comment pouvons nous interpréter l'existence côte à côte et la non-interférence de ces deux types de récits ?

Notes
225.

BONNIOL, Jean-Luc, 2001, « La fabrique du passé, le Larzac entre mémoire, histoire et patrimoine, dans : FABRE, Daniel et BENSA, Alban (dir), Une histoire à soi; éditions de la MSH, Paris, pp. 169-193.