Tout d'abord, d'après ces récits, si le découragement et la résignation paraissent effectivement se répandre en Bauges au cours de ces « années du vide », ces sentiments sont loin d'être partagés par tous. Les discours recueillis sur le territoire mettent au contraire en scène des individus, mais aussi des groupes entiers ( le village d'Aillon, les agriculteurs, les Amis des Bauges) qui tentent par tous les moyens de lutter contre ce qu'ils perçoivent comme un déclin. Selon ces récits, ce sont bel et bien des acteurs locaux qui, dès ces années-là, posent les premiers jalons de la renaissance des Bauges qui deviendra apparente dans les années 1990.
Les mémoires racontent aussi que des personnes qui auraient pu a priori s'opposer ont surmonté leurs divisions pour obtenir des améliorations pour le territoire. Ainsi, nous avons vu que des élus de partis différents se rassemblent malgré leurs divergences et fondent ensemble l'intercommunalité. Les villages entreprennent de dépasser leurs querelles de clocher. Les Amis des Bauges insistent aussi sur le caractère hétéroclite du groupe qu'ils formaient. De plus, selon eux, ses membres, venus de l'extérieur ont apporté des idées et du renouveau aux Baujus de souche décrits comme fatalistes.
Ces récits mettent donc en valeur l'union de personnes différentes, mais insistent surtout sur la dimension bénévole de leur action. Les acteurs de ces épisodes ne sont pas des professionnels rémunérés pour tenter de développer la région, mais de « simples citoyens » qui s'engagent. Leur amateurisme est largement mis en avant. Notons ici, à la suite de Benoît de l'Estoile qui s'intéresse aux érudits locaux que le mot amateur dérive de amatore, celui qui aime 226 . Les individus se lancent dans ces actions parce qu'ils veulent faire quelque-chose pour « le pays », entendu à la fois comme le territoire et la société locale, auquel ils sont attachés.
Les différents protagonistes mettent aussi en avant la faible légitimité dont ils bénéficiaient auprès des institutions. On ne les croit bien souvent pas capables de réussir ce qu'ils ont entrepris. Ils sont mis en garde par des autorités inquiètes ou amusées selon les cas. C'est ce qui se passe pour la station d'Aillon, comme le raconte l'ancien maire :
‘ « C'était vraiment l'aventure. Le préfet... Pendant les 12 ans, convoqués à la préfecture avant de faire notre budget ! Et lui nous disait "Mais vous êtes fous, vous allez vous casser la gueule." Et je comprends, je comprends ! »’Les Amis des Bauges essuient diverses moqueries. On les traite de doux rêveurs, d'utopistes (« on était des visionnaires... et de joyeux crétins » me disait Paul).
Les premiers néo-ruraux qui tentent d'implanter leurs activités racontent tous ne pas avoir été pris au sérieux par une population locale qui regardait certaines de leurs pratiques (vie communautaire, agriculture bio-dynamique) avec une grande méfiance et ne croyaient pas au caractère durable de leur installation. Nous avons vu que Paul raconte que les habitats de Jarsy pensaient que lui et sa femme repartiraient à l'automne, quand les feuilles jauniraient.
Les narrateurs de ces histoires insistent ainsi sur le côté audacieux, voire déraisonnable de leurs projets, allant jusqu'à affirmer qu'ils comprennent l'inquiétude de ceux qui tentaient alors de les freiner. Cela explique le fait qu'ils ne reçoivent que des aides extérieures sporadiques et doivent se démener pour trouver des solutions alternatives. Mais le manque de moyens, loin de les décourager, semble stimuler leur imagination. A Aillon, les élus reversent leur indemnité au directeur bénévole de la station, comme le racontent l'ancien maire et sa femme :
‘ « Monsieur : Ah oui. Y’a eu du bénévolat au départ. Le maire, par exemple, et les adjoints, pendant deux mandats, pendant 12 ans, ils reversaient leur indemnité qu’ils touchaient à Monsieur Baulat, qui lui a monté sa pisciculture, qui est mort maintenant, qui avait mon âge à peu près, qui était le premier directeur bénévole de la station. Il passait le matin vers 7 heures, 7 heures et demi ici, on buvait le café ensemble, il me disait ce qu’il avait fait la veille et ce qu’il prévoyait de faire dans la journée, et il était bénévole. Alors lui, ben il fallait quand même qu’il attire les gens. Alors il attirait les chauffeurs de cars, par exemple, il leur payait le dîner. Alors notre machine lui servait à payer le dîner aux chauffeurs de car, et à faire la belote avec eux, alors…’ ‘ Madame : Il était cardiaque, faut dire, alors il pouvait pas faire d’exercice physique très violent, mais ce côté, là, le développement des villages, lui plaisait beaucoup. »’Les agriculteurs locaux se font perchistes, restaurateurs, loueurs de matériel en fonction des besoins. Les Amis des Bauges écrivent, illustrent et impriment leur journal avec les moyens du bord. Alexandre Dusserre utilise les camions de son entreprise pour créer le plan d'eau et récupère opportunément un chalet au cours de son activité professionnelle. Tout cela donne l'impression d'un joyeux désordre, d'une improvisation qui diffère complètement d'opérations planifiées, budgétisées dans leurs moindres détails comme peuvent apparaître celles des développeurs professionnels auxquels est aujourd'hui confié la tâche de redynamiser l'économie du massif.
Nul besoin d'aide de l'extérieur ou d'intervention providentielle. C'est au sein même des habitants des Bauges que se trouve l'énergie nécessaire au changement. Ici, les forces vives du développement sont les habitants eux mêmes, qu'ils soient de souche ou néo-ruraux, qui prennent leur destin en main et qui sont à l'origine des initiatives. Les acteurs extérieurs susceptibles d'apporter de l'aide (qu'ils soient responsables politiques, financiers ou experts ) n'apportent que de petits compléments et leur laissent faire le gros du travail.
Les Amis des Bauges insistent aussi sur le manque de moyens qui était le leur à l'époque, qu'ils opposent aux facilités dont bénéficie aujourd'hui le Parc :
‘ « Et ce qui a été le plus difficile, je crois à avaler, c’était les moyens qu’il y a au Parc et la misère dans les associations locales, parce qu’il y a pas de commune mesure entre les moyens de fonctionnement, les budget de fonctionnement, donc ça, globalement, je crois que ça a été mal vécu dans les assoc, parce qu’elles tirent le diable par la queue et qu’au Parc y’a quand même énormément de moyens. »’L'image du territoire qui est véhiculée est celle d'un pays autonome, capable d'initiative, d'un pays dynamique et vivant. Il ne doit pas son développement aux moines, ou encore aux chargés de mission du Parc, mais bien à la communauté locale.
Et l'ancien maire d'Aillon-le-Jeune insiste bien : « Nous nous sommes débrouillés par nos propres moyens ».
DE L'ESTOILE, B., « le goût du passé », p 124.