Patrimoine et passé

Si la mémoire nous renvoie au passé récent du territoire, les projets patrimoniaux contribuent plutôt à nous couper de celui-ci. Alors qu'ils sont censés nous montrer les traces du passé dans le présent, ils ont en réalité tendance à séparer le présent de ce qui le précède immédiatement. Cette occultation de la période contemporaine (j'entends par là qui renvoie au vécu des habitants) au sein des patrimoines se trouve confirmée par le discours des représentants du Parc qui tendent à dénier toute importance à l'époque qui précède l'apparition de cette institution.

Le cas le plus typique est celui de la valorisation de la chartreuse d'Aillon. Nous avons vu que le bâtiment est restauré pour ressembler à ce qu'il était au XVIIIème siècle, et que toutes les modifications survenues par la suite étaient effacées. La période qui rattache cette époque à la notre, durant laquelle une famille locale a habité le bâtiment et en a fait son exploitation, est ignorée. Certains signes en sont même effacés (le balcon). Les restes de la chartreuse sont ainsi séparés de leur ancrage dans le passé récent pour être renvoyés à une histoire vieille de plus de deux siècles.

La valorisation de la tome des Bauges s'inscrit dans le même type de schéma. Les savoir-faire anciens, voire immémoriaux, concernant la fabrication de la tome sont valorisés. Par contre, l'histoire des agriculteurs actuels qui ont redécouvert les produits locaux comme la tome et le gruyère, ont décidé de se tourner vers une agriculture extensive et de qualité, ont créé la SICA, ont remonté dans certains villages des coopératives et se sont ensuite orientés vers la démarche d'obtention de l'AOC ne fait pas partie du passé mobilisé. Cette histoire est bien présente dans les rapports et les études commandées lors du processus de labellisation, mais elle n'a pas été retenue au niveau des réalisations visant à faire connaître la tome au grand public. Le dépliant du SITOB consacré à la tome des Bauges se contente ainsi de mentionner que les éleveurs baujus ont produit « de tous les temps » de la tome des Bauges. En outre, le souci que nous avons relevé dans le chapitre IV de mettre en avant les vaches de race tarine et de limiter la place des vaches implantées en Bauges plus récemment (abondance, montbéliarde), contribue là encore à privilégier une histoire ancienne au détriment des problématiques contemporaines. Le produit actuel semble nous arriver du fond des âges, transmis sans faille et sans accroc de génération en génération 228 .

Lorsque ce n'est pas un passé lointain que le patrimoine célèbre, c'est qu'il renvoie vers un ailleurs hors du temps qui peut être celui de la nature éternelle. La valorisation de la réserve est un bon exemple de ce jeu avec la temporalité. Dans le film projeté à la maison faune-flore, si le commentateur précise bien que la main de l'homme est présente derrière tous les paysages, les seuls Baujus qui apparaissent sont deux vieux messieurs au style paysan affirmé, en bleus de travail et bérets, l'un occupé à jardiner et l'autre à conduire un tracteur de modèle ancien. Les paysages sont magnifiés avec de longs plans sur les prés de fauche ou les grangettes, ou encore sur certains bâtiments traditionnels, avant que la caméra ne reparte vers les sommets. Animaux sauvages et végétation, longuement filmés, nous projettent dans un autre rythme, celui de la nature immuable, qui se renouvelle saison après saison.

La communication qui est faite autour du Massif des Bauges se place dans la même perspective en renvoyant au canton du Châtelard en tant qu'espace naturel, authentique. Tout dans le graphisme (les montagnes et la petite fleur) et les slogans (« près de la vie, naturellement ») retenus pour la « nouvelle identité du massif » se réfère aux paysages ou à la nature, là encore supposée éternelle. En outre, l'appel constant fait au thème de la citadelle ou de l'île au sein de la communication contribue à conférer à ce territoire une image d'isolat imperméable au changement (« îlot de verdure », « citadelle », « île d'altitude »...). Ainsi, en tournant le regard vers un temps long et ininterrompu, les choix effectués par la patrimonialisation élaborent une vision de l'histoire qui privilégie la continuité, l'équilibre, l'harmonie, au détriment de la dynamique, du conflit, de la transformation.

Aussi, les projets institutionnels évitent rigoureusement de se référer à un passé qui puisse être matière à polémique, et qui soit susceptible de diviser en posant des questions qui pourraient trouver une résonance dans le présent. La mise en valeur d'éléments historiques par le patrimoine occulte donc de manière générale la période immédiatement contemporaine, car celle-ci est encore vive dans les mémoires et ses blessures ne sont pas forcément refermées, comme c'est le cas de l'histoire des luttes entre paysans et gardes-chasses dans la réserve. D'ailleurs, de manière générale, s'attarder sur les années d'après-guerre remettrait largement en cause la continuité tant recherchée. En effet, celles-ci ont été riches de ruptures et de tensions pour les espaces ruraux. En Bauges, leur porter attention pourrait conduire à évoquer les conflits entre agriculteurs autour des questions touchant à la modernisation, les tensions au sujet de l'écologie, ou encore à propos du type de développement économique et touristique qu'il convient de choisir.

Mais au-delà des évènements récents, le patrimoine mis en valeur en Bauges a aussi tendance à faire l'impasse sur tout ce qui est susceptible de présenter une histoire qui ne serait pas celle d'une communauté harmonieuse, soudée, exempte de toute tension. Même lorsque les projets font appel aux traces d'une période ancienne, les épisodes du passé qui pourraient faire polémique sont écartés Le projet autour de la chartreuse élude ainsi prudemment le sujet des conflits entre « blancs » et « rouges » au moment de la Révolution, ou celui plus ancien des tensions entre moines et populations paysannes au Moyen-Âge à propos des alpages.

Mais ce faisant, elle contribue aussi à rendre incompréhensible un passé plus récent : pourquoi la famille d'agriculteurs habitant la chartreuse a-t-elle transformé ce bâtiment historique ? Pourquoi les éleveurs ont-ils acquis des montbéliardes plutôt que des tarines ? Pourquoi y a-t-il eu tant de braconnage dans la réserve ? Faute de fournir des réponses à ces questions, le discours qui entoure les projets patrimoniaux tend à présenter le comportement des auteurs de ces actions comme plus ou moins absurde.

Notes
228.

C'est d'ailleurs un des éléments importants de l'imaginaire des produits de terroir, voir BERARD L. et MARCHENAY P., « Lieux, temps et preuves... ».