Un présent hypertrophié ?

Dès lors, nous pouvons nous demander si c'est réellement au passé que les projets patrimoniaux se rattachent.

Poser une telle question peut sembler parfaitement paradoxal puisque ceux-ci semblent justement renvoyer à un passé plus lointain, plus ancien que la mémoire. Ils paraissent donc a priori s'affranchir davantage du présent que les mémoires locales qui évoquent un passé proche dont les effets se prolongent aujourd'hui.

Pourtant, il est assez étonnant de constater que lors de la constitution du patrimoine, il est très peu fait appel à la corporation traditionnellement chargée dans notre société d'interroger le passé : celle des historiens. Là encore, le cas de la chartreuse d'Aillon est assez éclairant. Bien que des historiens de l'Université de Savoie travaillent depuis des années sur l'histoire des ordres monastiques en montagne, sur leurs relations avec les populations locales, ils n'ont pas été beaucoup sollicités au moment de la mise en place du projet, et nul ne semble avoir songé à faire d'eux d'éventuels partenaires privilégiés de la mise en valeur du bâtiment. Un mémoire de maîtrise d'histoire sur la chartreuse au XVIIème siècle a bien été écrit sur le sujet par une néo-rurale d'Aillon. Mais cela partait d'une initiative individuelle, et si celui-ci a notamment été utilisé dans les dossiers de demandes de financement auxquels il conférait une caution scientifique, son contenu n'a pas été réellement utilisé ou diffusé.

Au contraire, les animateurs du projet semblent se soucier assez peu de l'exactitude historique et de la précision de leur discours. Ils privilégient la référence à quelques éléments mythiques relativement vagues. Ainsi, j'ai déjà mentionné l'omniprésence du discours qui fait des moines les fondateurs du massif, les grands ancêtres civilisateurs, unanimement aimés et respectés par toute la population. Nous avons vu que cette conception du rôle des moines tire son origine des premiers récits historiques écrits par les ecclésiastiques dans lesquels ceux-ci avaient tout naturellement tendance à accentuer le rôle des moines. Mais aujourd'hui, d'autres travaux existent sur cette période, et il est assez facile de se les procurer. J'ai cité les travaux de Fabrice Mouthon, mais d'autres historiens se sont aussi intéressés au rôle des moines dans les massif montagneux de Savoie. L'ouvrage de Nicolas Carrier sur le Faucigny 229 , aborde par exemple ces questions. Pourtant, les aménageurs en charge du projet ne font pas appel à ces ressources dont ils pourraient aisément connaître l'existence. Ils ne semblent pas disposés à établir, par exemple, une bibliographie scientifique sur la question. Ils ne paraissent pas non plus curieux de mener des recherches pour renouveler les informations dont ils peuvent disposer grâce aux travaux des ecclésiastiques et en savoir un peu plus sur certains épisodes, comme celui de la Révolution.

Comme l'ont remarqué de nombreux auteurs, l'intérêt pour le passé manifesté avec le patrimoine se révèle donc souvent bien différent d'un intérêt pour les études historiques, qui viserait à l'acquisition d'une connaissance précise sur telle ou telle période. Alban Bensa remarquait ainsi :

« Les archives du village manquent d'être jetées à la rivière ou sont abandonnées à la manie de quelque érudit non autorisé, tandis que l'on s'emploie à écrire l'histoire locale en recopiant et en fondant en un seul texte des écrits publiés, déjà très sédimentés mais traités comme des sources anonymes. » 230

Daniel Fabre souligne de son côté l'engouement actuel pour tout ce qui semble à même de reconstituer les sensations d'autrefois : costumes, sons, saveurs, odeurs- et qui se traduit bien souvent par le spectacle et la mise en scène. Il s'agit davantage d'éprouver que de réfléchir. Et pour cela, c'est avant tout une ambiance qui est mise en place. Dès lors, constate-t-il, un glissement s'est opéré. Ce n'est plus vraiment l'histoire que l'on évoque, mais plutôt le passé « entité peu différenciée, qui se situe du côté de la sensation plutôt que du récit, qui suscite plus la participation émotionnelle que l'attente d'une analyse. » 231

Le patrimoine, d'une certaine manière, ne pose pas question au passé, ou alors celle-ci est purement rhétorique. Il est suscité pour donner au territoire d'aujourd'hui la patine du temps, mais il semble se contenter d'éléments relativement superficiels. Davantage qu'à l'histoire scientifique, le patrimoine semble se rattacher à une forme de rêverie sur ce qui, autrefois, fut dans ces lieux. Mais au travers du discours ainsi élaboré, c'est bien le présent du territoire qui est célébré.

Celui-ci est mis en avant sous la forme de ses monuments, ses paysages, ses savoir-faire immémoriaux, et présenté comme une union paisible autour de valeurs que l'on peut qualifier de consensuelles ( « la vie », la « nature »...). Brochures, plaquettes, articles de journaux frappent parfois leurs lecteurs par leur caractère creux, voire superficiel. (« on n'y apprend rien », me déclarait un habitant à propos de l' É cho du Parc). Le discours qui y est tenu n'apporte en effet pas d'informations nouvelles mais se contente de manier des mots aux sonorités bien connues. De toute évidence, ces textes ne sont pas écrits pour proposer des analyses susceptibles de modifier la vision du monde de celui qui le lit. Le livre d'aquarelles du dessinateur Eric Allibert, publié par le Parc en 2001 dans une nouvelle collection, « carnet de Parc », se situe tout à fait dans ce registre. Paysages et monuments y sont magnifiés par les illustrations. Un discours a été élaboré par le dessinateur aidé par l'ensemble de l'équipe du PNRMB. Voici un petit extrait de l'introduction :

‘ « Les Bauges : une nature simple, extraordinairement ordinaire et sauvage près de nous. Un écrin d'authenticité adossé aux surenchères voisines.’ ‘ Les Bauges, ses quatre saisons immuables chantées par Charles Collombat le troubadour aveugle ; ses paysages humbles façonnés par des siècles de présence humaine et par trois ordres monastiques, les Chartreux, les Cisterciens et les Bénédictins.’ ‘ Ici comme ailleurs, l'attachement viscéral des hommes à la terre, vignerons, fermiers, charbonniers, simples paysans et partout le chant de l'eau qui court : ligne de vie où se retrouvent hommes et animaux. »’

Si l'on excepte la référence aux trois ordres monastiques, ce texte pourrait s'appliquer à bien des pays. Les Bauges se voient bien rattachées à un passé, mais celui-ci se présente comme un temps long, imprécis, qui renvoie à des éléments classiques du discours patrimonial : nature sauvage et authentique, hommes simples attachés à leur terre, cycle immuable des saisons. Aucune réelle particularité ne s'en dégage.

L'absence de véritable curiosité vis-à-vis du passé peut aussi être interprétée comme une difficulté à envisager autre chose que ce que nous vivons actuellement. Tout en renvoyant à un autre temps, les patrimoines n'entraînent pas leur public du côté de ce que celui-ci pourrait comporter de différent, de surprenant, voire de difficilement compréhensible pour nos contemporains. Ils ne font pas du passé un temps qui serait réellement autre que notre présent et ne cherche ni à l'analyser, ni à l'interroger.

Et si le discours patrimonial ne questionne pas le passé, il ne met pas non plus en doute le présent, qui tend parfois à apparaître comme la fin de l'histoire, le temps où tout est enfin résolu. Désormais, les Bauges, en restaurant la chartreuse, ont renoué avec leur « âme », la tome des Bauges a obtenu une AOC marquant le choix par les agriculteurs d'une « démarche qualité », la faune et la flore sont protégées dans la réserve et à peu de choses près tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le patrimoine ne semble pas offrir d'autre perspective qu'un présent à préserver, mais un présent hypertrophié, qui se veut à la fois porteur du passé et projection dans le futur, puisque l'on va désormais le conserver pour toujours.

C'est ainsi que le centre d'interprétation du patrimoine prévu dans la chartreuse d'Aillon ne sera pas un musée sur l'aventure monastique, au grand regret des membres de l'Association pour la sauvegarde de la chartreuse, mais devra renvoyer au patrimoine de l'ensemble du massif (entendu ici comme le Parc). C'est une façon de donner une existence au territoire du Parc et... d'éviter l'ennui d'avoir à parler de l'histoire du lieu. Le centre d'interprétation prend place au sein du réseau des « maisons du Parc » dont fait partie la maison faune-flore d'Ecole et doit « donner au visiteur les clefs de compréhension du patrimoine rural, qu'ils sont invités à aller découvrir sur l'ensemble du territoire du Parc ». Encore une fois, il s'agit de mettre en valeur le présent et la bonne gestion actuelle du territoire.

Finalement, ces projets ne se placent pas dans la perspective d'une réflexion sur le passé qui déboucherait immanquablement sur un questionnement concernant l'avenir. Le patrimoine valorisé en Bauges ne nous conduit pas à sortir du présent, ou alors seulement à la manière dont l'exotisme nous fait voyager, sans dommage et sans bouleversement. Cette constatation nous renvoie aux thèses de François Hartog sur le présentisme actuel de notre société 232 . Selon lui, le patrimoine serait un des symptômes de la rupture avec les régimes d'historicité précédents. Il témoignerait de notre difficulté à nous projeter vers le passé ou vers l'avenir et de notre absence de perspective autre que le présent. Il ne permet pas de remettre en cause notre société présente par un regard en miroir.

Notes
229.

CARRIER, Nicolas, 2001, La vie montagnarde en Faucigny à la fin du Moyen-Age, économie et société fin XIIème, début XVIème, l'Harmattan.

230.

BENSA, Alban, 2001 « Fièvres d'histoire dans la France contemporaine », in BENSA, A. et FABRE, D. (sous la direction de), Une histoire à soi... pp. 1-12, p 5.

231.

FABRE, Daniel, 2001, « L'histoire a changé de lieux », in BENSA, A et FABRE, D, Une histoire à soi..., pp. 13-41, p 33.

232.

HARTOG, F., Régimes d'historicité...