Une histoire du territoire dont les habitants sont les spectateurs

Il est parfaitement flagrant que le but des projets patrimoniaux n'est pas de mettre en avant les groupes d'habitants du massif. L'histoire qu'ils racontent a plutôt tendance à les reléguer au second plan, en position de suiveurs plus que d'initiateurs.

Cela est d'abord visible au niveau des centres d'intérêts choisis, qui tendent à mettre à l'écart les populations du massif.

L'attention et les moyens accordés à la chartreuse d'Aillon en sont un exemple typique. Le projet auquel la communauté de communes et le Parc consacrent le plus de financements consiste en la restauration d'un bâtiment vestige de l'activité d'un groupe venu de l'extérieur du massif, porteur d'une culture bien différente, et en position de domination : les moines. Les témoignages de l'activité agricole et artisanale locale sont loin de bénéficier de telles attentions et d'un tel financement.

La réserve de faune et de flore, qui est fortement mise en valeur, est un territoire d'où les populations locales ont été exclues. La maison faune-flore est entièrement consacrée comme son nom l'indique aux plantes et aux animaux, avec quelques mentions de l'empreinte de l'homme sur le territoire au travers notamment de l'activité pastorale et forestière. Mais globalement, c'est la nature, harmonieuse et éternelle, qui est ici célébrée.

Le territoire des Bauges lui-même est présenté comme un territoire « naturel », qui doit son intérêt à son éloignement et à... son faible peuplement. Il est qualifié « d'îlot de verdure » dans la brochure « chemins du patrimoine » consacrée au « coeur des Bauges ».

La tome des Bauges est le seul de mes quatre exemples à renvoyer directement à une population vivant aujourd'hui sur le territoire : celle des agriculteurs. L'élevage est en effet l'activité traditionnelle du massif, dont elle a modelé les paysages. Cependant, le produit est valorisé comme si sa fabrication n'avait quasiment jamais varié dans le temps. Pourtant, les agriculteurs ont dû faire d'énormes efforts d'adaptation pour survivre durant les années de déprises. Certains, après avoir acquis un troupeau de montbéliardes ont dû le reconvertir en tarines ou en abondances au moment de l'obtention de l'AOC. D'autres ont dû changer assez radicalement leurs méthodes de travail pour se conformer au cahier des charges. Mais ces efforts qui ont permis au produit de se renouveler et de parvenir jusqu'à nous sont peu valorisés.

Par ailleurs, en mettant l'accent sur la continuité du territoire, les projets patrimoniaux évoquent tous de façon plus ou moins ouvertement une espèce de réalité sous-jacente de celui-ci. Divers termes sont employés pour nommer ce qui apparaît comme son essence. Pour donner quelques exemples, au moment de la restauration de la chartreuse, les médias parlent de renouer avec « l'âme des Bauges », le SITOB invoque « l'intégrité » des Bauges qu'il faudrait préserver avec la tome, et la charte du Parc mentionne la nécessité de restaurer « l'identité » du massif. Quant à la « nouvelle identité » du massif élaborée par l'agence de communication annecienne, elle fait appel à sa « vraie personnalité ». Encore une fois, c'est bien la permanence qui prime sur le changement : si ce derniers a lieu, c'est seulement de façon superficielle. La structure, elle, reste immuable. Mais mettre celle-ci en avant, c'est relativiser fortement le rôle des acteurs d'hier et d'aujourd'hui.

En effet, si les Bauges ont toujours été et demeureront toujours ce qu'elles sont, alors leurs habitants ne sont en quelque sorte que les passagers d'un navire qui n'a pas besoin d'eux pour savoir où il va. Ils se trouvent projetés dans une position de spectateurs vis-à-vis du territoire qu'ils occupent, qui poursuivrait imperturbablement sa route. Nous sommes là à l'opposé du discours des habitants qui veut que le territoire et tout ce qui en fait les caractéristiques actuelles soit le résultat de leurs initiatives passées et présentes.

Ce choix qui laisse de côté les acteurs locaux, n'est certainement pas neutre. Dans la mesure où l'on admet que les projets patrimoniaux sont destinés aussi aux habitants du territoire, il est intéressant de noter que ces projets semblent vouloir donner à ces derniers une image toute particulière de leur place sur le territoire. On peut sans doute y lire une des conséquences du désir des nouvelles notabilités qui émergent avec les territoires dits « de projet » comme ceux des Parcs d'apparaître comme ne devant rien à personne. En refusant de reconnaître la filiation du PNRMB, que ce soit avec les Amis des Bauges ou avec les élus des années 1960-1970, les élus du Parc affirment ne tirer leur pouvoir que de lui-même. Tout pouvoir doit ainsi oblitérer quelque-peu ses origines pour conserver intact son prestige. C'est d'ailleurs là qu'il fait appel à l'idéologie dans sa fonction de légitimation 233 . Il s'agit en même temps pour l'institution de se dégager de ses éventuelles obligations vis-à-vis d'une frange dynamique et contestataire de la population. Si la reconnaissance par le pouvoir de son origine pourra sans doute avoir lieu un jour, ce sera dans un avenir relativement éloigné, lorsque celle-ci renverra à un autrefois mythique et non à des personnes et à des groupes bien actuels et soucieux de revendiquer la considération à laquelle, pensent-ils, leurs actions devraient leur donner droit.

Notes
233.

C'est là encore l'une des fonctions de l'idéologie dégagées par P. Ricoeur, voir RICOEUR, Paul, 1997, L'idéologie et l'utopie, Paris, Seuil.