La mémoire ressource des débats d'aujourd'hui, ressource pour l'action

Le rôle des récits mémoriels portés par les habitants est très différent. Là, les discours nous renvoient à des situations plus récentes, vécues par les auteurs des récits. Ils permettent de lire ce qui se joue actuellement comme la suite de mouvements entamés plusieurs dizaines d'années auparavant. Or, en insistant sur le passé qui a amené au présent, ils replacent du même coup ce dernier dans le temps, entre un passé et un futur, et réduisent fortement le volume qu'il pouvait occuper au sein de l'imaginaire patrimonial.

Ces récits se fondent sur un imaginaire foisonnant, et sont aussi variés qu'il existe de personnes pour les raconter. Sans supports matériels, le plus souvent sans écrits, ils fluctuent en fonction des circonstances et des besoins. Et là est bien leur rôle puisque l'on cherche dans ce passé sinon des modèles, du moins des éléments permettant de donner du sens, de comprendre ce que l'on vit et de préparer l'action. C'est d'ailleurs en référence à ce caractère changeant que j'emploie l'expression « mémoires vives » pour les évoquer.

Ces mémoires sont ainsi très clairement sollicitées dans les discussions qui ont pour sujet la situation actuelle du territoire et son aménagement, et sont appelées au secours du présent.

Ainsi, le passé a été immanquablement invoqué lors des débats organisés par le collectif citoyen. Le texte appelant à la création de ce groupe commençait d'ailleurs par en appeler à un autrefois quelque-peu mythique, lors duquel de nombreux lieux de discussion existaient dans les villages. Tout en constatant leur disparition à la suite des changements sociaux, ses auteurs plaident pour l'invention de nouveaux lieux permettant le débat aujourd'hui.

‘ « Autrefois, les structures collectives favorisaient naturellement le débat et la démocratie populaire. Fruitière, four à pain, lavoir, maréchal-ferrant, alambic, gromailles, etc... autant d'occasions presque quotidiennes de s'exprimer et d'écouter l'autre. Et les grandes orientations collectives naissaient de ces moments anodins de véritable communication, favorisant le lien social.’ ‘ Est-ce que la fameuse ère de la communication permet cela aujourd'hui ? Naturellement non. La tendance est à la démotivation et au repli sur soi, et la majorité des habitants regrettent que les grandes décisions se prennent en petit comité.’ ‘ Il s'agit de recréer, modestement, les conditions d'un échange à l'échelle des Bauges.’ ‘ C'est le but du collectif Action Bauges citoyennes. » 234

Si l'on peut douter des vertus de la « démocratie populaire » d'autrefois, il n'en demeure pas moins que la mémoire est ici convoquée dans un but tout à fait différent de celui du patrimoine. L'appel au passé sert ici très clairement à la critique des pouvoirs et des modes de prise de décision actuels pour en réclamer de meilleurs.

C'est encore de cette façon que le passé est utilisé en 2002, lorsque l'association Oxalis organise à Jarsy des rencontres sur le thème des « nouvelles gouvernances ». Le programme fut distribué dans toutes les boites aux lettres du canton. L'un des ateliers-débat s'intitulait « la gouvernance dans les sociétés traditionnelles ». Les organisateurs avaient invité une historienne médiéviste. Si le mythe des villages d'autrefois comme lieux d'une communauté harmonieuse et égalitaire y a vivement été remis en question, l'atelier a permis de discuter des changements survenus dans le monde rural, avec en particulier l'arrivée des néo-ruraux. Les débats ont largement abordé les difficultés de compréhension mutuelle et le manque d'espaces de dialogue. L'atelier a donc débouché sur une interrogation pour savoir dans quelle mesure la nouvelle situation nécessitait une adaptation des formes de débat public et de démocratie.

Enfin c'est à un passé très récent, immédiat, qu'ont fait appel les organisateurs du collectif citoyen pour le premier forum qu'ils ont organisé et qui avait pour thème l'enfance. Un résumé historique de la situation chargé d'introduire la séance a été préparé par plusieurs membres du collectif avec la projection sur un écran de quelques données notamment démographiques. Le rôle des collectivités locales est d'abord évoqué avec la question des écoles primaires et maternelles et celle du collège. La présentation mentionne ensuite les différentes associations qui ont oeuvré pour améliorer dans le canton les modes de garde, mais aussi l'offre en matière de loisir et de culture à destination des enfants. Et l'on cite les Amis des Bauges, Gribouille, l'Ecole de musique, les clubs de sports et les associations de parents d'élèves. A partir de cette recontextualisation, un tableau de la situation présente est dressé, ainsi que des projections dans le futur : augmentation prévue des effectifs dans le primaire et le collège. Puis le débat s'engage. Des parents se plaignent que l'accroissement du nombre de collégiens n'ait pas été anticipée, et que certains cours aient lieu dans des préfabriqués. La question de la culture est aussi abordée. Il est reproché aux collectivités locales de ne pas jouer à ce sujet un rôle moteur, en ne se préoccupant pas suffisamment des équipements culturels et en ne soutenant pas davantage les associations oeuvrant dans ce domaine. Les participants pensent aussi qu'elles ne s'intéressent pas suffisamment au problème des transports en commun.

Dans ces trois exemples, l'appel au passé permet ainsi d'engager le débat sur le présent et le futur. L'ouverture sur ce qui a précédé est utilisée pour replacer la question au sein d'un temps qui est ainsi relu et pensé collectivement. On invoque l'histoire récente pour en tirer des leçons et déterminer l'action. Lors de la création du collectif et des rencontres sur la gouvernance, il s'agit de réfléchir aux nouvelles formes d'espace public pouvant permettre à toutes les populations de se rencontrer. Lors du forum sur l'enfance, le débat porte sur la nécessité d'anticiper les évolutions à venir : il aurait fallu se préoccuper plus tôt des prévisions concernant le nombre de collégiens. A la lumière de cet épisode, les participants pensent qu'il faut agir dès maintenant pour développer la capacité d'accueil des écoles primaires, ainsi que pour mettre en place des transports qui concerneraient non seulement les jeunes, mais aussi les personnes âgées dont l'effectif augmente aussi de façon considérable.

Ces discours de la mémoire rappellent les désaccords qui pouvaient exister, et les choix qui ont été faits. Par exemple, les récits de la création de la station d'Aillon nous rappellent que le village n'était pas unanime et que des scissions sont apparues. S'orienter vers les sports d'hiver était une décision difficile. Les Amis des Bauges expliquent qu'au moment de l'apparition du Parc, certains de leurs membres ont souhaité que l'association étende son action à l'échelle de celui-ci et que c'est l'autre option (en rester au canton) qui a finalement été retenue après bien des débats. Les conflits sont donc évoqués et relus. La mémoire transmet aussi l'histoire des vaincus, de ceux qui n'ont pas eu gain de cause. Cela permet de rappeler que tout est question de choix et de conserver ouvertes d'autres possibilités. C'est aussi le cas pour l'histoire de la réserve, qui est aussi celle des paysans-chasseurs évincés ou pour celle de la labellisation de la tome des Bauges, qui est aussi celle des agriculteurs « montbéliards ».

Entre imagination et ancrage dans des situations et des faits bien réels, ces discours de la mémoire posent nettement la question de savoir quelles leçons il est possible de tirer du passé, et en quoi celui-ci peut orienter les actions d'aujourd'hui. Ils l'interrogent et l'instrumentalisent, le mettant au service des projets actuels. En outre, parce qu'ils mettent en scène différents groupes et personnages agissant sur le territoire et modelant ainsi la réalité présente, tout dans ces récits suscite l'idée que, par ce qu'ils font aujourd'hui, les Baujus construisent le territoire de demain. Les habitants sont donc mis en position d'acteurs responsable de leurs choix.

Notes
234.

L'Ami des Bauges n° 8, printemps 2002.