Remettre les habitants en position d'acteurs centraux de leur propre histoire

Enfin, nous avons vu que les récits de la mémoire se distinguent du patrimoine parce qu'ils nous content l'histoire d'habitants qui sont les auteurs du changement qui affecte leur propre société. De toute évidence, il est inacceptable pour les différents groupes de se voir reléguer en position de spectateurs par le choix d'un certain passé. Je m'efforcerai ici de comprendre pourquoi.

Un manque de reconnaissance ?

Tout d'abord, les habitants désirent une forme de reconnaissance individuelle et collective. L'importance que revêt cet aspect du problème est mis en évidence par l'abondance de leur récriminations à propos de l'ingratitude dont ils estiment faire l'objet de la part des pouvoirs locaux. J'ai pu recueillir au cours de mon travail de terrain des dizaines de récits dans lesquels mes interlocuteurs se déclarent mal traités du point de vue symbolique. Au-delà du cas des élus âgés et des plus anciens parmi les néo-ruraux, ce sont l'ensemble des bénévoles des différentes associations qui pensent ne pas bénéficier de la part des institutions locales de la considération à laquelle leur action devrait leur donner accès, et qui se plaignent d'être dépossédés de celle-ci au profit d'organismes plus puissants.

La structure de ces récits est toujours la même. Mes interlocuteurs se décrivent comme de modestes acteurs de terrain, insistent sur la dimension bénévole de leur travail, mais aussi sur leur compétence, avant de me raconter de quelle façon ils ont été ignorés, voire mal traités par ceux dont ils attendaient remerciements et reconnaissance. Je donnerai ci-dessous quelques exemples de ces discours qui me paraissent assez intéressants à analyser.

Parmi les exemples déjà cités, la maison faune-flore est un cas typique de réalisation imaginée et impulsée par les néo-ruraux qui animaient les Amis des Bauges, dans le cadre de leur réflexion sur la nécessité de réconcilier les Baujus de souche et la réserve. Comme nous l'avons vu au chapitre III., le groupe ne parvient pas à mener le projet à bien faute de financements, et quelques années plus tard, c'est le PNRMB qui ouvre ladite maison à Ecole. Or, une fois le projet réalisé et sa réussite avérée, le Parc ne semble pas avoir jugé utile d'effectuer un « retour d’ascenseur » en terme de reconnaissance et de valorisation du monde associatif. Les Amis se sont longuement désolés de n'avoir pas été cités lors de l'inauguration comme étant à l'origine du projet.

‘ « Parce que la maison faune-flore, c'est vraiment nous qui étions à l'origine de l'idée. On avait même déjà fait les études muséographiques. Alors quand le Parc s'est créé, on a été contents qu'ils reprennent le projet. Mais voilà, l'inauguration a eu lieu et il ne nous ont même pas invité officiellement à l'inauguration. On a même pas reçu un carton pour les Amis des Bauges. Alors ça, ça nous a fait mal quand même. »’ ‘ (Ancienne salariée des Amis des Bauges)

Mais les Amis des Bauges peuvent aussi apparaître dans le discours de certains bénévoles associatifs comme ceux qui s'approprient les projets. C'est le cas par exemple pour l’équipe qui a œuvré pour la création de la halte-garderie.

‘ « C’est quoi Gribouille ? Alors c’est une association que nous avons créée, au départ, peut-être un an après que je sois arrivée, on s’est retrouvés à plusieurs parents comme ça, en train de se dire « ben oui, on a un problème de garde ». Et moi je suis éducatrice, je suis éducatrice jeunesse-enfants, spécialisée, et j’ai dit, « ben faut qu’on monte une garderie, faut arriver à se faire entendre… On avait rencontré le président de la Communauté de Communes qui a dit « De toute façon, ce sera une garderie associative, donc montez-vous en association. Donc on a créé Gribouille. […] On travaillait avec les Amis des Bauges et on se disait « si on veut que ça existe, il faut commencer par faire quelque-chose pour leur prouver qu’il y a un besoin. Donc on avait monté trois ateliers qui tournaient une matinée par semaine à Ecole, à Lescheraines, à Aillon, qui recevaient des petits et on avait aussi fait… Alors sur Aillon, à l’époque, on avait aussi réussi à avoir le local de la garderie de saison [qui fonctionne pendant la saison de ski]. Alors on avait négocié, on la faisait bien vivre l’hiver, et on avait le local à l’année. Et donc on faisait manger les enfants entre midi et deux aussi, une fois par semaine, et on faisait des fêtes, une fois par trimestre. Et on essayait de tourner sur les Bauges. […] ’ ‘ La garderie s’est créée, et nous n’avons pas eu la gestion de la garderie. C’était… Bon après je me dis que c’était peut-être aussi bien parce que ça devait être galère de gérer effectivement, parce que quand on voit la garderie, elle a pas tellement évolué au niveau des ouvertures, au niveau de la demande, etc. (...) Mais je trouve que c’était quand même… que ça s’est fait de façon très cavalière. Parce qu’on a fait quand même du boulot. Moi je me souviens encore avoir budgétisé, fait les subventions, fait les listes de matériel pour les Amis des Bauges, de ce qu’il fallait faire, participé aux entretiens d’embauche, etc. Et finalement, on n’a pas eu la gestion, et ça s’est fait de façon cavalière…’ ‘- Question : Qui c’est qui a récupéré ça, alors ? ’ ‘- De la Communauté de communes ? les Amis des Bauges. Moi je leur en veux pour d’autres choses aux Amis des Bauges, pas pour ça mais… Parce que… Mais bon, ça c’est un autre problème. Mais bon, je trouve que on n’a jamais eu de remerciement, quoi. Le jour de l’inauguration, notre nom n’a même pas été cité. Gribouille a pas été cité. Je trouve que c’est vraiment… Bon alors tant mieux, moi je disais, bon tant mieux, tant mieux, la garderie, c’était notre but, s’est ouverte. Sans nous, certes, après tu te dis quand-même que le travail des bénévoles est jamais reconnu. »’ ‘ (Céline)’

C'est à peu de nuances près le même discours que l'on retrouve du côté de l'association Oxalis à propos de leur travail d’aide à la création d’entreprises en Bauges :

‘ « Et donc on faisait ça, plus l’accueil avec à l’époque les ACRE, là, les Aides à la CRéation d’Entreprise, et puis les études de faisabilité de la région Rhône-Alpes. Donc ça nous permettait d’avoir différents outils pour accompagner les créateurs d’entreprises, on a dû en accompagner plus de 100 en 3 ans, rien que par le bouche à oreille, donc sans nous se présenter comme l’organisme de formation qui va… qui fait une commercialisation particulière… Plus d’une centaine de personnes, et à la sortie, je sais plus une quarantaine qui ont monté leur truc. Donc c’est… Y’avait vraiment un besoin. Quand on avait commencé le travail là, d’ailleurs, donc ça c’était là aussi une aventure difficile… Quand on avait monté ce truc là, au début, on s’était dit, faut pas qu’on le fasse touts seuls, faut qu’on le fasse en lien avec le territoire, et donc le Parc était en création, et on avait monté un groupe, avec les Amis des Bauges, avec quelqu’un de l’Office de tourisme, avec l’assistante sociale, avec quelqu’un qui représentait la filière bois, des élus, y’avait Laure… Voilà, un petit groupe comme ça, informel, les… les chargés de mission de… du montage du Parc, pour travailler sur la question de la formation et la question de l’emploi en Bauges. Et on avait débouché sur un dossier qu’on avait fait là sur les EREF, les Espaces Ruraux Emploi-Formation. Et c’est une histoire qui s’est vraiment mal finie, quoi parce qu’on a… On a nous ici bossé 100 % bénévolement sur ce truc là par conviction, et puis par aussi envie de donner de la consistance à notre projet entrepreneur rural, et c’est vrai qu’on a vraiment donné de nous et de nos compétences à tous ces gens là qui n’en avaient pas sur le sujet, y compris les Amis des Bauges, donc on était vraiment la locomotive du groupe, alors que c’était le rôle des Amis des Bauges, qui étaient l’association locale de développement quand même, et je pense que quelque-part, ils l’ont pas supporté. Et en même temps, on avait joué le jeu, on avait dit institutionnellement, on met les Amis des Bauges en avant qui eux sont légitimes par rapport à ce groupe, nous on n’est pas légitimes ici. Honnêtement c’est nous qui avons fait tout le boulot de fond, quoi, pendant deux ans. J’ai encore de la colère avec ça, parce que vraiment… Et à la sortie, on s’est… Et bon, le fric qu’on était allé chercher, ils l’ont récupéré, ça c’est une chose. (…) Mais donc, on s’est vraiment… Oui je pense qu’on a vraiment été mal traités dans cette affaire. Très mal traités. Pour nous, c’est… On a vraiment donné de notre temps pour un truc qui a pas débouché parce qu’il y avait pas vraiment de volonté de travail partenarial et…’ ‘- Question : C’est-à-dire qu’est-ce qui s’est passé, à la fin ? C’est les Amis des Bauges qui…’ ‘- Oui, qui ont tout récupéré. 100 %, tout, quoi. Alors que leur rôle, c’est d’impulser, et puis de faire que les gens s’en saisissent. C’était l’inverse. Nous on a amené, eux ils ont « cric », récupéré… Voilà, le truc. Donc c’était un peu insupportable, quoi. Récupéré en terme d’image, de fric, d’activité, de tout, quoi. »’ ‘ (Pascale)’

Il est frappant de constater que nous nous trouvons en présence de récits quasi semblables et que l'on pourrait résumer ainsi : de petits groupes d'habitants se mobilisent avec peu de moyens, ont des idées originales, parviennent à attirer l'attention des financeurs à force de travail bénévole et d'initiatives, avant de se voient déposséder du résultat par un groupe plus puissant, comme le Parc ou les Amis des Bauges.

Leur discours insiste bien sur le fait que ce dont ils se voient dessaisir, c'est non seulement de la gestion du projet, mais aussi du prestige d'en être les initiateurs. Et c'est peut-être ce dernier point qui est le plus fortement souligné, puisque les auteurs de ces récits laissent entendre qu'ils auraient pu se contenter de remerciements, ou du moins d'un peu plus de considération pour leur travail (deux de mes interlocutrices insistent sur l'idée que le nom de leur association soit cité, la troisième parle de récupération « en terme d'image »). Il est intéressant de noter que le vocabulaire employé renvoie davantage à l'attitude qui est prêtée à ceux qui, en l'occurrence, ont pris les décisions qu'à leurs actes eux-mêmes, l'une de mes deux interlocutrices évoquant un comportement « cavalier » et l'autre estimant que son groupe a été « mal traité ». Nous sommes vraiment ici dans l'ordre de la reconnaissance symbolique.

De telles réactions témoignent a contrario des aspirations qui animent les individus qui s'engagent dans ces diverses actions : ceux-ci veulent être des acteurs au sein de la localité et désirent être reconnus comme tels. Ces réalisations, menées pour la plupart bénévolement, occupent une place importante dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes. Ils aimeraient visiblement que leur nom y soit associé au sein de l'espace d'interconnaissance bauju. Cet engagement dans des projets locaux fait donc partie des éléments incontournables sur lesquels ils fondent leur construction d'une territorialité partagée.