D'autre part, ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement la reconnaissance d'actions passées, mais aussi celle de leur capacité à faire l'histoire aujourd'hui.
En effet, en faisant des habitants les spectateurs des évolutions du passé, le récit fait par certaines institutions leur confère évidemment le même rôle aujourd'hui. Ce qu'ils ne peuvent accepter. Geneviève Delbos, qui a travaillé sur les paludiers de Guérande, exprime bien de quelle façon l'image patrimonialisée qui est renvoyée d'eux les met mal à l'aise :
« Bien plus, l'image figée ainsi renvoyée, les réduit au rôle de figurants muets d'une histoire qui se jouerait sans eux ou en dehors d'eux, alors même qu'ils en assument le poids des contraintes, et qu'à ce titre, ils affirment et revendiquent leur place légitime d'acteurs conscients et organisés, ouvrant une nouvelle page de l'histoire des marais. Elle les dépossède de leur volonté de maîtrise de leur propre destin alors que, grâce à celle-ci, le groupe a restauré la croyance en sa propre valeur et en celle d'un métier "qui en vaut la peine" » 240
L'histoire contée par les habitants, en valorisant le rôle des autochtones dans les transformations passées, prend à contrepied le caractère figé de l'image qui est parfois donnée d'eux. En replaçant, par exemple l'apparition du Parc dans la continuité de leur action (celle-ci serait issue de la création du SIVOM par les élus locaux, ou du projet Grandes Bauges initié par les Amis des Bauges), elle remet des groupes locaux au point de départ des évolutions qui les affectent. Dans cette conception, les principaux changements qui ont eu lieu dans les Bauges n'ont pas été apportés par des acteurs extérieurs à des habitants qui les ont subis, mais bien provoqués par ces derniers qui ont fait des choix. Bien sûr, admettent mes interlocuteurs, le résultat n'est pas toujours à la hauteur de leurs espérances. De nombreuses personnes m'ont ainsi affirmé avoir participé au mouvement ayant débouché sur la création du Parc, mais être déçues du résultat, et les initiateurs de la station d'Aillon ne cachent pas ses difficultés actuelles avec le manque de neige. Qu'importe. Ce qui compte, plus que le résultat, c'est l'affirmation sans cesse renouvelée de leur pouvoir de faire l'histoire et de construire le territoire.
Et cela est d'autant plus important que la société qu'ils tentent de construire repose sur l'investissement de chacun dans le collectif, sur la croyance que malgré leurs différences, les habitants peuvent se retrouver dans l'action. Si les uns et les autres admettent que la communication entre eux n'est pas toujours facile, néo-ruraux et Baujus de souche, agriculteurs et écologistes, migrants pendulaires et créateurs d'entreprises parviennent à se rejoindre au sein de négociations visant à apporter des améliorations collectives à leurs conditions de vie.
Or, c'est seulement en se présentant, eux-mêmes ou leurs prédécesseurs, comme les principaux artisans des évolutions dont le territoire actuel est le résultat, qu'ils peuvent donner un sens à leur action d'aujourd'hui par laquelle ils entendent modeler la localité.
C'est donc bien le pouvoir de faire l'histoire des groupes locaux qui est en cause. Face à la tradition, l'authenticité ou la nature dont l'invocation confère au territoire un caractère immuable, les récits de la mémoire proposent une représentation du territoire en mouvement au sein de laquelle les groupes d'habitants sont les moteurs de toute transformation. Et si l'on en croit ce qui est raconté, ce sont avant tout eux qui construisent en ce moment les Bauges de demain.
Il est intéressant de constater que s'opposent d'une part l'image d'un territoire permanent, porteur d'une essence éternelle et jouant un rôle de fondement pour le groupe social, et d'autre part celle d'un territoire construit par ceux qui l'habitent, dont les caractéristiques varient en fonction des choix que ces derniers effectuent. En effet, ces deux lectures nous renvoient à un débat qui anime les sciences sociales. Depuis maintenant plusieurs décennies, de nombreux chercheurs s'élèvent contre la tendance à essentialiser des notions comme celles de territoire, d'identité, de culture, à les considérer comme des données qui pré-existerait aux individus qui les font vivre et qui leur seraient transmises comme des héritages à conserver. Georges Balandier notamment a appelé à réintroduire de la dynamique, et à considérer le changement, la transformation, comme l'essence même des sociétés. Plus récemment, Arjun Appadurai postulait que ce que les anthropologues ont longtemps considéré comme les multiples manifestations du rapport privilégié que des groupes entretiennent à des lieux étaient en réalité les efforts constants que faisaient ces groupes pour produire ces liens à la localité 241 . Dans notre monde contemporain caractérisé avant tout par les flux de migrants, d'informations, voire d'idéologies, il préconise une analyse en terme de paysages, de scape, et à s'intéresser à la « localité » plutôt qu'à la société ou au territoire...
Or, ces débats trouvent un écho sur le terrain, dans la façon dont les uns et les autres pensent et racontent le monde qui les entoure : existe-t-il une réalité pré-existante nommée « territoire » ou « identité » ou les individus se rencontrent-ils plutôt dans les liens qu'ils tissent et retissent sans cesse avec un lieu ? Et d'une façon assez étonnante, ces questions se traduisent très concrètement dans des interrogations touchant aux choix qu'il convient de faire pour l'avenir. Si pour certains la tarine est « la vache identitaire savoyarde », et que sa présence est nécessaire pour que les Bauges restent ce qu'elles sont, d'autres rappellent qu'au fil du temps, de nombreuses races bovines ont été importées dans le massif par ceux qui ont fait vivre son agriculture.
DELBOS, Geneviève, 2000, « Dans les coulisses du patrimoine », in CHEVALLIER, Denis (dir), Vives campagnes : le patrimoine rural, projet de société, revue Autrement, série "mutations", n° 194, pp. 97-128, p 122.
APPADURAI, Arjun, 2001, Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot (édition originale, 1996), voir « localiser le sujet, pp. 248-252.