Enfin, dans l'antagonisme latent de ces deux récits, c'est aussi la capacité des groupes locaux à dire leur propre histoire qui est en jeu.
Le fait qu'aucun des quatre projets patrimoniaux sur lesquels j'ai arrêté mon attention ne renvoie au passé immédiat a aussi pour effet d'écarter les habitants du contrôle de l'histoire mise en récit. En effet, les éléments retenus renvoient à des évènements lointains et hors de portée des souvenirs de ceux qui vivent sur place. L'histoire des ordres monastiques dans le massif s'est ainsi achevée en 1792. Une mémoire sur ce sujet existe bien chez les Baujus de souche, mais celle-ci est floue, et se teinte de légendaire. De même, si tous les agriculteurs ont des souvenirs la façon dont ils ont vu fabriquer la tome par les anciens, l'origine de la fabrication ainsi que ses évolutions antérieures se perdent dans la nuit des temps. Les habitants ne sont donc pas compétents pour parler de ce passé.
Aussi, lors des processus de valorisation, il faut faire appel à des spécialistes - historiens ethnologues, architectes des bâtiments de France- chargés de rechercher et de dire l'histoire véritable. Ceux qui définissent ce qu'est la vraie chartreuse ou la vraie tome et qui décident ce qui vaut la peine d'être mis en avant ne sont donc pas les habitants, mais des groupes venus de l'extérieur. On retrouve cette configuration avec l'agence de communication annecienne engagée par le Parc pour définir la « nouvelle identité » du territoire. Ce à quoi répondent directement les récriminations entendues sur le territoire que j'ai citées au chapitre IV, certains habitants déclarant ainsi que le territoire est vendu « comme du dentifrice », ou s'élevant contre les chargés de communication qui prétendent selon eux leur expliquer « qui ils sont ».
Nous pouvons nous interroger, à la suite de Jean-Luc Bonniol sur les motivations des pouvoirs locaux qui mettent en oeuvre les projets patrimoniaux. Ces derniers ne seraient-ils pas suscités précisément pour supplanter la mémoire locale par des politiques inquiets de l'éventualité de perdre le contrôle de la représentation du territoire face à des mouvements locaux très actifs ?
« L'histoire locale, écrit-il, est une grande pourvoyeuse d'identités et de distinction, fournissant justification et légitimations aux appartenances et aux différences. Elle apparaît dès lors comme un instrument de première grandeur pour les nouveaux pouvoirs locaux, soucieux à la fois de légitimer leur emprise face aux divers particularismes et irrédentismes et de promouvoir, pour le plus grand bénéfice de leur image, les territoires dont ils ont la charge. Par une politique de régulation de la mémoire, par le recours à un récit du passé, par le patrimoine, il s'agit de replacer l'institution administrante au centre d'un processus de reproduction sociale qui pourrait lui échapper. L'enjeu étant, aussi bien pour l'institution que pour les acteurs sociaux, de s'assurer du contrôle de la re-présentation du passé dans le présent. » 242
Face aux problèmes de légitimité rencontrés par le Parc, l'histoire apparaît en effet comme un biais efficace pour se réapproprier au travers de certains symboles la maîtrise du territoire.
Mais lorsque certains des représentants de cette institution, en allant jusqu'à opérer une négation des mémoires vives, prétendent à un contrôle total de l'image que le territoire renvoie de lui-même vis-à-vis de l'extérieur, ils franchissent la limite de ce qui est tolérable pour les groupes locaux. En effet, aucune société ne peut supporter de se voir définie par des groupes extérieurs qui s'approprient l'exclusivité du récit de son histoire. Tout groupe social, quel qu'il soit, prétend à se situer lui-même dans le temps et dans l'espace. C'est la condition même de son existence.
Dans la confrontation entre les deux récits de l'histoire des Bauges, c'est donc la capacité des habitants à être reconnus comme les acteurs qui construisent le territoire qui est en jeu. Face à une représentation du temps qui fait d'eux les passagers impuissants d'une réalité éternelle, ils mettent en avant l'efficience de leurs choix capables de transformer cette réalité. Dans leur conception du monde, ce sont eux qui construisent la société locale
De plus, leur revendication à exister en tant que groupe social a pour conséquence de les obliger à construire leur propre récit et à se doter d'une identité narrative. C'est pourquoi ils ne peuvent accepter de se voir définis de l'extérieur par des institutions qu'ils ne maîtrisent pas.
Avec ces récits se dessinent à la fois la façon dont les groupes sociaux considèrent leurs rapports aux lieux et aux temps et le regard en miroir qu'ils portent sur leurs propres dynamiques. Face au paradigme du territoire éternel, les habitants s'efforcent par leurs récits de mettre en avant une localité en construction, une histoire qui est celle des changements impulsés par les groupes sociaux, et enfin une image d'eux-mêmes comme des acteurs conscients capables de modifier la réalité. Cette capacité à considérer à distance sa propre société et la façon dont il est possible d'agir sur elle nous entraîne du côté du domaine politique.
BONNIOL, J-L, « La fabrique du passé...», p 191.