3. Démocratie, espaces publics, nouveaux lieux du politique

En s'opposant à une certaine conception du patrimoine et en produisant d'autres récits qui replacent le territoire dans une histoire en train de se faire, les différents groupes d'habitants des Bauges rejettent une lecture du temps présentiste, qui fait d'un présent hypertrophié un horizon indépassable. Ils utilisent les mémoires de la période contemporaine comme des récits ouverts, sans cesse renouvelés, où ils peuvent puiser sinon des modèles, du moins des ressources pour l'action.

Au sein de ces narrations le projet de société et l'inscription dans un certain rapport au temps sont indissociables. La notion d'utopie se révèle d'ailleurs particulièrement intéressante dans la mesure où elle permet de lier ces deux aspects. Elle évoque à la fois l'idée d'une remise en cause, d'un dépassement de la réalité sociale présente, et une attitude de projection vers l'avenir. Les Bauges semblent en effet être considérées par la plupart des acteurs que j'ai rencontrés comme un lieu d'expérimentation sociale, où se construisent, par tâtonnements, négociations, recompositions, de nouvelles façons de partager un territoire et de vivre ensemble.

J'ai déjà ébauché une description du contenu de l'utopie des Bauges, qui me semble constituée non pas par un modèle qu'il faudrait atteindre, mais plutôt par une volonté de dépasser ce qui existe au présent.

Comme je le mentionnais plus haut, l'utopie a en général trait au pouvoir. C'est bien le cas au sein du territoire que j'ai étudié puisqu'une bonne partie de mes interlocuteurs m'a fait comprendre qu'il « se passait quelque-chose » actuellement, en lien avec la question de la démocratie. Qu'en est-il exactement ? Le sujet de cette thèse m'ayant déjà conduit à examiner les rapports qu'entretiennent entre eux les différents groupes présents sur le territoire, les modes d'inscription des uns et des autres dans l'espace public et les conflits dont l'enjeu est le fait de dire sa propre histoire, je pense avoir déjà largement abordé la question politique, au travers des interrogations sur la manière de vivre ensemble. Mais au cours de mon séjour en Bauges, j'ai eu l'occasion à de nombreuses reprises d'entendre invoquer par différents acteurs les termes de « citoyenneté », de « démocratie participative », ou encore de « nouvelles gouvernances ».

Pour mieux comprendre ce que recouvrent le recours à ces termes, j'aborderai successivement trois thèmes : celui de la territorialité, celui des espaces de parole et de prise de décision, et enfin celui du mode d'inscription des individus dans la sphère publique et de leur façon de « faire société »

Je commencerai donc par revenir à la notion de territoire, d'où nous étions partis au début du chapitre III. Nous avons pu constater que la définition du territoire est en Bauges au coeur de bien des tensions avec par exemple les controverses concernant sa délimitation. Il me semble qu'au-delà de celles-ci se pose la question de la reconnaissance par les groupes urbains et les pouvoirs centraux des territoires ruraux comme des lieux d'expérimentation et d'innovation.

Puis, la question du territoire nous amènera par glissement à celle des espaces de négociation et de prise de décision. A partir des liens qui unissent parole et action, je tenterai une analyse des nombreuses tentatives que j'ai pu observer pour mettre en place des espaces publics, des lieux d'échange de parole, de discussion, qui permettent aux différents groupes de population de se rencontrer et d'exprimer leurs points de vue.

Enfin, si ce qui se joue dans les Bauges actuellement est l'instauration de rapports renouvelés au temps et à l'espace, alors nous pouvons postuler que celle-ci rejoint les transformations qui affectent aujourd'hui nos façons de vivre ensemble avec la montée des mobilités et de la multi-appartenance. Il s'agira dans cette dernière partie d'interroger la façon dont se construit le lien qui unit l'individu aux différents groupes sociaux dans lesquels il prend place.