Entre villes et campagnes, un jeu de regards

L'apparition en Bauges du Parc naturel régional et la déception qui s'ensuivit peut être lue comme un bon exemple de la confrontation entre deux lectures du territoire concurrentes et comme une sorte de malentendu. Nous avons vu que la création du Parc avait été souhaitée par de nombreux acteurs locaux, parmi lesquels se sont illustrées les associations créées par les néo-ruraux. Or, ceux-ci voyaient dans le Parc une structure dont ils pensaient être très largement partie prenante et qui permettrait la concertation des acteurs locaux dans toute leur diversité. Ce n'est pas exactement ce qui s'est passé.

Dans quelle mesure les caractéristiques générales des PNR sont-elles en cause dans ce malentendu ? Ce dernier ne trouve-t-il pas sa source dans le regard particulier porté sur les espaces ruraux par ceux qui ont construit et fait évoluer le dispositif Parc ?

Dès leur apparition, le caractère potentiellement divergent des objectifs poursuivis a été souligné. Ceux-ci devaient à la fois préserver des espaces choisis pour leurs caractéristiques naturelles, fournir des aires de détente aux grandes métropoles, et animer des secteurs ruraux en difficulté.

La circulaire du 1er juin 1967 adressé aux préfets formule ainsi ces ambitions :

‘ « La politique nationale d'aménagement du territoire implique, pour être harmonieuse et complète, une politique de protection de la nature dans le triple but de préserver la flore et la faune originales de nos régions naturelles, de permettre aux citadins, chaque jour plus nombreux, de retrouver périodiquement un vrai contact avec l'espace rural et d'aider certaines régions agricoles à trouver une voie nouvelle dans leur développement. » 243

L'idée phare des Parcs consiste donc à concilier, autant que possible, les trois aspects de leur mission, en utilisant la préservation et la valorisation du patrimoine naturel et culturel comme argument pour attirer des touristes dont on espère qu'ils alimenteront économiquement les campagnes. Les promoteurs du nouveau dispositif prennent ainsi en compte des bouleversement qui sont en cours durant les années 1960-70. Le monde rural se transforme peu à peu avec l'exode et n'est plus perçu seulement comme le lieu de la production agricole. Il apparaît désormais dans l'esprit de nombreux citadins un espace de loisirs, de détente. Aussi, il devient de plus en plus évident aux yeux des aménageurs que la « campagne » échappe aux seuls ruraux, même si ceux-ci en conservent la propriété foncière. Ses paysages, en particulier sont devenus l'objet d'un investissement affectif par des individus qui ne l'habitent pas. Les notions de protection de la nature engendrent le désir de trouver de lieux « préservés », où la faune et la flore pourraient s'épanouir. Il s'agit donc au travers des nouveaux dispositifs d'aménagement, de faire cohabiter la multiplicité des regards et des désirs concernant ces espaces, sans pour autant oublier dans cet arbitrage la place des derniers agriculteurs et des habitants.

Or cette tentative de médiation semble aujourd'hui aux yeux des habitants et acteurs des espaces ruraux concernés s'être déséquilibrée en faveur des représentations citadines de la campagne. Comment cela a-t-il pu se produire ? On pourrait aisément le comprendre dans le cas de certains Parcs parmi les premiers créés, comme le Vercors, car ceux-ci ont été désignés par le pouvoir central pour être ces territoires pionniers, sans être réellement issus d'un projet local. Mais par la suite, les Parcs, et c'est notamment le cas des Bauges, se sont constitués grâce à des initiatives venues du terrain. Pourtant, nous avons pu le constater, les critiques concernant le manque de cohérence avec la réalité locale sont tout aussi vives.

Il faut garder à l'esprit que lorsque les parcs apparaissent, la situation des campagnes n'est pas brillante. La déprise bat son plein (le décret mentionne des citadins « chaque jour plus nombreux ») et il ne semble pas exister d'autre solution que l'apport d'énergies extérieures sous la forme du tourisme pour les redynamiser. Nous sommes donc en présence d'un projet qui institue au sein de l'espace national des zones ayant besoin d'être soutenues.

Le déséquilibre est visible en particulier dans le fait que la solidarité ville-campagne n'est vue que dans un seul sens : celui d'une aide des citadins vis-à-vis d'espaces dépréciés. O. Guichard estimait ainsi lors des journées de Lurs qu'il fallait que les « villes admettent d'aider hors de leurs murs des Parc naturels dont les citadins seraient les premiers à bénéficier » 244 .

En échange de cette aide, il est difficile pour les acteurs du monde rural de refuser d'adhérer au projet, alors que l'on fait jouer l'intérêt national, ce que remarquent, dès les premières années, certains observateurs.

« D'ailleurs, comment pourraient-ils, ces habitants, manifester vraiment leur opposition à l'implantation des parcs présentés comme des structures nécessaires à la préservation de la campagne-nature, indispensable à l'équilibre de tout un chacun urbanisé, sans avoir le sentiment de faillir à une généreuse mission ? » 245

Le résultat, comme l'écrit Yves Gorgeu, est que la perspective de la création des Parcs régionaux enthousiasme surtout les populations urbaines :

« Les parcs misent beaucoup sur les activités d'accueil, d'éducation et d'information du public, sur la protection et la valorisation du patrimoine, sur la préservation des milieux naturels particuliers, sur un certain art de vivre en direction des couches économiquement aisées. Ce faisant, ils répondent implicitement à une demande sociale devenue de plus en plus forte dans les domaines résidentiel, récréatif, sanitaire et social, écologique, culturel, éducatif et d'accueil de nouvelles activités. Leurs alliés sont donc beaucoup les populations urbaines pour lesquelles ils représentent des lieux relativement préservés où l'on peut encore trouver de l'authentique, du naturel, de la qualité, du vrai. » 246

Les premiers chargés de mission des PNR assument pleinement un côté missionnaire. Après avoir voyagé pendant un an pour découvrir les espaces protégés à travers le monde et construire leur projet, ils sont envoyés dans les lieux pressentis pour la création des premiers Parcs. Ils tâchent d'y obtenir une adhésion locale. En même temps ils vivent leur mission comme celle d'une avant-garde et Yves Gorgeu écrit qu'ils comparent les Parcs aux monastères du Moyen-Âge 247 , ce qui ne manque pas de nous rappeler la rhétorique qui s'est déployée en Bauges autour de la chartreuse d'Aillon . Nous pouvons noter au passage qu'il est fait appel à un vocabulaire féodal avec le terme de « charte », qui renvoie aux papiers et documents dans lesquels étaient consignés les propriétés et privilèges d'un seigneur ou d'une abbaye , ou encore avec le « blason » du Parc 248 . Tout cela confère l'idée de territoires vierges, vides de population, à occuper, ou du moins à organiser, mission à laquelle vont s'atteler les salariés des Parcs.

D'autre part, les financements des Parcs proviennent en majeure partie de la Région et des Conseils Généraux 249 . Les PNR doivent donc justifier leurs actions vis-à-vis de ces organismes, qui attendent évidemment qu'on leur tienne un certain type de discours. La majorité de la population administrée par ces collectivités locales étant une population citadine, les Parcs sont avant tout considérés par leurs représentants comme des lieux de ressourcement. Prenons l'exemple du site internet de la région Rhône-Alpes 250 : les Parcs y apparaissent comme des espaces réservés à la détente dans lesquels on ne séjourne qu'exceptionnellement. Dans la rubrique « vivre au quotidien », le visiteur trouve « politique de la ville et de l'habitat », mais rien qui concerne spécifiquement l'aménagement des territoires ruraux. C'est dans « bouger, découvrir », et sous le titre « tourisme », qu'on lui propose une « balade dans les PNR ». C'est-à-dire que d'emblée, le site ne s'adresse pas aux habitants des zones rurales concernées, mais plutôt à ceux qui vont les visiter. Et l'on rejoint ici une récrimination des habitants : le Parc serait fait pour les touristes et non pour eux.

De plus, tout en se présentant comme une institution locale, le Parc demeure un dispositif à caractère national, dans le sens où les grandes lignes de ses objectifs et de ses modes de fonctionnement sont définis par une loi nationale. Il fait partie d'une fédération de PNR. Il a donc un caractère déterritorialisant, ce que ne manquent pas de remarquer certains habitants :

‘ « Mais le Parc, ça banalise. On a du patrimoine comme les autres : on est dans la catégorie Chartreuse, Vercors. Mais ils sont en retard dans leur façon de concevoir les choses. Il y a une absence de travail sur la culture populaire, contemporaine, éventuellement, qui avait une certaine originalité. »’

C'est-à-dire que le développement envisagé par le Parc place trop largement à leurs yeux le territoire dans la dépendance du regard des populations extérieures et de leurs aspirations. Les territoires ne sont pas perçus comme des lieux de projets en eux-même, mais plutôt comme des espaces vacants, ouverts, et pouvant donc être adaptés à une demande (ce qui correspond à l'image que certains néo-ruraux pouvaient avoir lorsqu'ils étaient encore urbains). Et l'image qui est donnée des Bauges au travers des projets patrimoniaux répond sans doute assez bien à la demande des populations urbaines d'espaces de détente au caractère « naturel » et « authentique », si l'on en croit la hausse de la fréquentation touristique du massif depuis la création du Parc et le succès de certaines de ses réalisations, comme la maison faune-flore qui totalise de nombreuses entrées. Cependant, elle se situe manifestement en rupture avec la conception que les groupes sociaux locaux ont du territoire qu'ils partagent.

En arrivant dans les Bauges, les néo-ruraux adhéraient pour certains d'entre eux à cette conception d'un territoire vierge, vacant. Cependant, ils sont ensuite entrés en contact, parfois rudement, avec les groupes autochtones. Ils ont été obligés de composer avec la réalité locale et éventuellement de réadapter leurs projets. D'un autre côté, les populations de souche ont été fortement influencées par l'arrivée de ces migrants assez revendicatifs et dont l'activisme les a incitées à faire entendre à leur tour leur voix.

Notes
243.

Citée par Gérard et Josy Richez, RICHEZ, Josy et RICHEZ, Gérard, 1978, « Les parcs naturels : une broussaille de conflits », Autrement, Avec nos sabots, n° 14, juin 1978, pp. 128-136, p 130.

244.

Discours d'ouverture d'Olivier Guichard aux journées de Lurs de septembre 1966, cité par Olivier Garrigou, in GARRIGOU, Olivier, 2002, Les Parcs naturels régionaux, des idéaux pour un « autre développement » aux dangers institutionnels, ENGREF.

245.

RICHEZ, Josy et Gérard, « Les parcs naturels : une broussaille de conflits ».

246.

GORGEU, Y., « Le difficile dialogue des parcs naturels régionaux ...», p 108-109.

247.

Ibidem, p 106.

248.

Cette remarque a été faite par André MICOUD, Bernard KALAORA et Philippe LANEYRIE dans Les représentations de l'espace rural et le développement local : le cas de la forêt dans le Parc naturel régional du Pilat, CRESAL, Saint Etienne, 1986.

249.

Dans le cas des Bauges, lors de la première charte, les participations annuelles des différents organismes sont fixées comme il suit : 60% de la région, 15,3 % du département de la Savoie, 7,7 % des Collectivités adhérentes délibératives de Haute-Savoie, 6,8 % des villes-portes, et 10,2 % des communes adhérentes. Au-delà de cette base, le Parc demande des subventions en fonction de ses projets. Celles-ci proviennent essentiellement de l'Europe, de l'Etat et de la région.