Entre contraintes et liberté

Les deux populations ont en commun, me semble-t-il, une forme de marginalité volontaire. Comme je le signalais dans le chapitre III, ceux qui, envers et contre tout, ont décidé de rester au pays, ont eux aussi fait un choix qui n'était pas forcément plus facile que celui des migrants à une époque où il était certainement plus aisé de trouver du travail en ville. Aujourd'hui encore, choisir de vivre en Bauges, c'est se retirer loin de ce qui est en général considéré comme les centres névralgiques de la nation. Dans la mesure où les flux économiques, les entreprises, les emplois demeurent situés dans les villes ou leurs agglomérations, et surtout que celles-ci concentrent les lieux de décision, avec les sièges sociaux des entreprises, mais aussi toutes les administrations d'importance, notre maillage territorial national continue globalement à opposer des centres urbains à des marges rurales. La campagne tend à conserver son statut d'espace dominé, et à demeurer le lieu où s'exerce le pouvoir détenu par la ville.Bertrand Hervieu et Danièle Léger signalaient dans le cas des Cévennes la signification politique du choix de la migration dans un espace dominé :

« C'est parce que les Cévennes, tant d'un point de vue économique que culturel, ont été dévalorisées par le capitalisme que l'intégration à la société locale peut avoir, pour les immigrés de l'utopie, une valeur protestaire en soi. Faire la démarche inverse de celle de l'exode, qui est le procès effectif et symbolique de la dévitalisation de la région, c'est prendre le parti d'une société "attardée" contre la société industrielle. » 251

C'est-à-dire que les campagnes ne sont pas seulement perçues comme des espaces dominés, mais qu'elles le sont aussi comme des espaces marginaux, périphériques et potentiellement en rupture. Elles sont supposées plus indépendantes d'un point de vue économique et politique et seraient des lieux susceptibles d'accueillir des alternatives aux modèles dominants.

Innovation, invention, créativité sont fréquemment associés à la ruralité par ceux qui s’efforcent d’y vivre. Par exemple, vivre en Bauges permet d'envisager de gagner sa vie autrement que par le travail salarié. Nombreux sont ceux qui vivent de projets alternatifs marqués par la pluriactivité, qu'ils soient complètement indépendants, qu'ils conservent un emploi à temps partiel, ou encore qu'ils intègrent la SCOP d'Oxalis. Certains osent des choix qui les placent assez nettement en rupture avec les modes de vie traditionnels, mêlant travail et vie privée, économie et loisirs, avec par exemple des projets communautaires... Et nous avons vu que beaucoup des néo-ruraux et des partis-revenus estiment que les espaces ruraux leur confèrent une liberté que la ville ne leur donne pas,

La différence avec le mode de vie urbain se fait aussi sentir au niveau de l'investissement des individus dans l'espace public. Pour beaucoup d'entre eux, l'arrivée dans le monde rural a été le point de départ d'une forme d'engagement sans commune mesure avec celui qui pouvait être le leur en ville. Des individus plutôt non politisés peuvent ainsi entrer au conseil municipal, ou du moins, en tant que responsables d'associations, se trouver en position de négocier sur des aspects divers de la vie de la collectivité. En outre, des espaces communs ont commencé à être négociés entre les différentes populations. Et ceux-ci l'ont été au travers de l'engagement des individus dans des actions touchant à la collectivité, donc à caractère politique. C'est au sein de ce mouvement, nous allons le voir, que se construit une communauté locale.

La grande liberté dont semblent disposer les individus dans l'affirmation d'eux-mêmes leur permet d'innover et peut-être d'aller plus loin dans la construction de nouvelles formes de vie en commun qu'ils ne le feraient en ville. Pour eux, non seulement les espaces ruraux sont des espaces pleins, mais ils sont même aujourd'hui des pôles positifs capables de rayonner vis-à-vis de l'extérieur, puisque s'y dessinent des solutions qui pourront ensuite revenir vers les villes. Le rural, pour nombre de ses habitants, est aujourd'hui une force de propositions alternatives. C'est pourquoi loin de s'adapter à des formes d'économie, de politique ou de sociabilités qu'ils jugent dépassées, celui-ci doit au contraire en élaborer de nouvelles.

Apparus au plus fort de la crise démographique qui a touché les espaces ruraux, les Parcs peinent sans doute quelque-peu à s'adapter à l'évolution des territoires qui sont les leurs : celle de lieux où les habitants, de plus en plus nombreux, se considèrent désormais non plus comme les perdants de la modernisation, mais comme les porteurs d'un modèle de développement alternatif, voire comme à la pointe d'un mouvement général touchant l'ensemble de la société ; celle aussi d'espaces marqués par la multiculturalité où s'esquissent de nouvelles formes de vivre ensemble qui prennent en compte les liens nouveaux que tissent les individus avec la localité.

Alors que les populations locales ambitionnent de s'affranchir de ce qu'elle estiment être le modèle dominant pour proposer d'autres solutions dans les domaines économique, politique et social, le Parc, comme d'autres institutions, semble parfois tendre davantage à adapter les Bauges à ce qui est présenté comme des réalités incontournables.

Les conflits au sujet de la délimitation du territoire prennent sens dans ce contexte. Vouloir dire ce qu'est le « vrai » territoire, c'est encore une façon d'affirmer sur lui une forme de maîtrise. En faisant remarquer que la définition donnée par l'institution PNR ne correspond pas aux pratiques concrètes des habitants, il s'agit pour certains acteurs de disqualifier celle-ci, de souligner son caractère allogène et son incompétence potentielle dans le traitement des problèmes locaux.

Là encore, nous percevons bien comment la construction du territoire est liée à une lecture de l'expérience du temps. Le territoire des habitants se présente non pas comme un territoire du vide, immobile dans un éternel présent qui offrirait ses charmes aux visiteurs, mais comme un territoire plein et dynamique, transformé par ses acteurs. Ce qui s'y déroule est une expérience dont on ne sait trop où elle va mener. Mais le mouvement et l'initiative y sont prépondérants.

Notes
251.

HERVIEU, Bertrand, et LEGER, Danièle, 1978, « Les immigrés de l'utopie », Avec nos sabots, Revue Autrement n° 14, juin 1978, pp. 48-70, p 67-68.