Action, liberté, individualité

J'ai employé à de nombreuses reprises le mot « acteur », en soulignant que les habitants désirent être reconnus comme des acteurs au sein de la localité. Mais qu'est-ce, exactement, que l'action ? Il est temps de faire un détour par la philosophie pour expliciter les liens profonds qui unissent action et démocratie. Cela nous permettra de comprendre en quoi la volonté des habitants des Bauges d'être des acteurs de leur territoire nous entraîne du côté de la question des nouveaux espaces publics au sein desquels les uns et les autres peuvent faire entendre leur voix.

Je m'appuierai ici en particulier sur les travaux d'Hannah Arendt. Celle-ci distingue, dans Condition de l'homme moderne 252 , l'action des autres activités de l'homme qui visent à satisfaire ses besoins biologiques ou à augmenter son confort et sa maîtrise sur la nature. L'action est politique par excellence. Elle n'est possible qu'au sein de la société :

« Toutes les activités humaines sont conditionnées par le fait que l'homme vive en société, mais l'action seule est inimaginable hors de la société des hommes » 253

H. Arendt dégage plusieurs caractéristiques de l'action qui me semblent pouvoir éclairer ce que j'ai pu observer dans les Bauges.

L'action est d'abord l'expression de la liberté de l'homme. Agir, c'est prendre une initiative, commencer quelque-chose de neuf. C'est donc là que se révèle la puissance de l'être humain, capable de donner naissance à ce qui n'existait pas auparavant, ce qui brise tout déterminisme :

« Le fait que l'homme est capable d'action signifie que de sa part, on peut s'attendre à de l'inattendu. » 254

Ce point est intéressant, puisque nous avons pu constater qu'en Bauges, ce que les habitants revendiquent, c'est précisément cette capacité d'inventer du nouveau. Ils ont entrepris d'imaginer une autre façon de vivre le territoire, et celle-ci ne ressemble à rien de ce qu'ils ont pu connaître auparavant. S'ils s'intéressent à ce qui se passe ailleurs et ne dédaignent pas de s'en inspirer, ils ne souhaitent pas reproduire un quelconque modèle de territoire rural qui existerait dans d'autres lieux. Leur volonté de se présenter comme des acteurs capables de construire leur devenir est donc sans doute d'abord un désir de s'affirmer comme des êtres libres, capables de créativité.

Agir, c'est aussi s'exposer, se révéler devant les autres hommes, et c'est même la seule façon de dévoiler son individualité. H. Arendt écrivait à ce sujet :

« En agissant et en parlant, les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans le monde des humains. » 255

En Bauges, nous avons vu qu'en accomplissant des actions qui concernent l'ensemble de la communauté, les individus recherchent de la part des autres habitants une reconnaissance. Ils souhaitent acquérir ce qui peut être perçu comme une forme de notoriété locale liée à ce qu'ils ont fait. D'où leur insistance sur le fait d'être remerciés, ou du moins nommés comme les auteurs des réalisations. Il est assez évident, au vu de l'importance que mes interlocuteurs y attachent, que quelque-chose d'important pour eux se joue autour de l'apparition ou de la non-apparition sur ce qui peut être appelé la « scène publique locale ».

Celle-ci est de plus le lieu de la rencontre entre les individus et les groupes présents sur le territoire. C'est dans l'action que les différents groupes arrivent à se toucher les uns les autres, à se faire reconnaître. Ainsi les néo-ruraux, à force de s'engager bénévolement pour l'amélioration des conditions de vie, obtiennent parfois la considération des populations de souche et une légitimité pour occuper certaines responsabilités. On peut aussi citer les différentes tentatives de dialogue parfois difficiles et ponctuées de silences autour du collectif citoyen ou de la projection de films, mais dans lesquels les individus s'exposent, se dévoilent.

En même temps qu'ils s'engagent dans l'espace public, les individus exposent leur personne. Nous avons vu que dans les Bauges, on sait qui ils sont, quel est leur parcours, et quelle est leur légitimité pour prendre la parole... 256 Pour s'exprimer dans certains lieux, il faut d'abord avoir fait ses preuves.

L'action, nous dit encore H. Arendt, met en rapport les hommes entre eux sans l'intermédiaire des objets ni de la matière. Ils ne se contentent pas de faire société en produisant ensemble et en échangeant. En effet, le domaine politique, s'il ne peut se déployer qu'au sein du social, ne se réduit pas à celui-ci. Etienne Tassin nous dit qu'« il est sa mise en forme : mise en sens et mise en scène. » 257 . Le politique, c'est donc peut-être le regard en miroir que porte une société sur sa propre existence avec la volonté de prolonger celle-ci. C'est l'activité qui vise précisément à l'institution et à la préservation d'une communauté et d'un monde commun. Il me paraît tout à fait intéressant d'envisager sous cet angle la construction du politique en Bauges.

Notes
252.

ARENDT, Hannah, 1983, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy (1ère édition, 1961).

253.

Ibidem, p 59.

254.

Ibidem, p 234.

255.

Ibidem, p 236.

256.

Voir à ce sujet ION, Jacques et PERONI, Michel (dir), 1997, Engagement public et exposition de la personne, L'Aube.

257.

TASSIN, Etienne, 1995, « la visibilité de l'action politique », dans Prendre place, espace public et culture dramatique, Actes du colloque de Cerisy, textes réunis par Isaac Joseph, éditions de la recherche, plan urbain, pp. 79-92, p 80.