Espaces publics, espaces de parole

Il n'est pas possible de distinguer des lieux et des temps qui seraient politiques par essence (conseils municipaux, collectifs citoyens...) et d'autres qui ne le seraient pas. Le politique peut survenir à tout moment et en toutes places, au sein de pratiques, de discussions informelles, ou même d'activités artistiques ou festives (faire ses courses dans les commerces locaux, discuter à la fruitière, assister au spectacle P ortraits savoyards ou à la projection du film de La dernière saison qui évoquent tous deux la société locale et ses tensions, se rendre à la foire...). Etienne Tassin écrit d'ailleurs à ce sujet :

« l'action politique ne peut être envisagée comme si le champ et la nature du politique étaient objectivement donnés, de sorte qu'il suffirait d'analyser les modalités d'un comportement parmi d'autres au sein de la société. » 258

Cela rejoint ce qu'écrit Hannah Arendt à propos de la polis, la cité créée par les Grecs pour permettre la mise en commun des paroles et des actes. Celle-ci n'était pas à proprement parler localisée :

« la polis proprement dite n'est pas la cité en son organisation physique ; c'est l'organisation du peuple qui vient de ce que l'on agit et parle ensemble, et son espace véritable s'étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu'ils se trouvent. « Où que vous alliez, vous serez une polis » : cette phrase célèbre n'est pas seulement le mot de passe de la colonisation grecque ; elle exprime la conviction que l'action et la parole créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque n'importe quand et n'importe où. C'est l'espace du paraître au sens le plus large : l'espace où j'apparais aux autres comme les autres m'apparaissent, où les hommes n'existent pas simplement comme d'autres objets vivants ou inanimés mais font explicitement leur apparition. » 259

Un tel espace n'existe cependant pas toujours entre les hommes. Pour qu'il se déploie, il faut une volonté partagée de le créer. L'espace public, reposant sur l'action, « ne perd jamais complètement son caractère potentiel » 260 . C'est-à-dire qu'il est sans cesse en création, ou en recréation, et qu'il ne peut subsister sans la volonté de ceux qui l'on fait naître de continuer à agir, donc à exister en tant que communauté.

Or, l'action, en tant que seule activité visant à réunir les hommes et à donner sens à leurs rapports et à leurs conflits, est indissociable de la parole. Pour les Grecs, ces deux facultés formaient même sans doute un tout avant l'avènement de la polis. Parler, pour eux, pouvait être l'équivalent d'agir, en prononçant les mots justes au bon moment. C'était d'ailleurs le moyen des hommes civilisés pour régler les problèmes auxquels ils pouvaient être confrontés, l'usage de la force et de la violence étant considérées comme des méthodes pré-politiques. Le domaine politique, pour exister, suppose des espaces qui permettent à la parole de s'échanger, car c'est elle qui fait naître l'action, si elle n'est pas l'action elle-même. La démocratie a ainsi pu être qualifiée de « système le plus bavard du monde ».

Ce détour par la pensée ancienne paraît peut-être quelque-peu surprenant pour expliciter ce qui se joue aujourd'hui dans un massif montagneux savoyard. Pourtant, ces notions me paraissent extrêmement éclairantes quant à la réalité baujue, dans la mesure où ce que tentent de mettre en place par des moyens divers et parfois détournés de nombreux habitants des Bauges, ce sont des lieux susceptibles de permettre la discussion, l'échange de paroles entre les groupes et les individus différents qu'accueille le territoire. Il faut cependant noter ici qu'il ne s'agit pas, comme dans le cas de l'agora grecque, de lieux dans lesquels ne peuvent prendre la parole que ceux qui font d'ores et déjà partie d'une communauté pré-instituée, mais bien plutôt de lieux où tous ceux qui souhaitent s'insérer dans la localité puissent s'exprimer. Comme le dit bien H. Arendt, c'est la participation, la prise de parole des individus qui crée entre eux un espace qui se révèle une polis.

Dès lors, il me semble que nous pouvons lire les efforts des habitants des Bauges comme la dynamique qui vise à faire exister un espace public, et qui, de ce fait, l'instaure réellement. La conscience manifestée par les uns et les autres de leurs différences culturelles fait naître un désir de communiquer et d'essayer de se comprendre. C'est avant tout ce désir, cette aspiration qui fait exister et perdurer une communauté, une société locale.

En effet, ce qui apparaît très nettement à la fois dans les discours et les pratiques des habitants des Bauges, c'est une certaine inquiétude quant à l'ampleur du fossé qui les sépare de ceux qu'ils côtoient sur le territoire. Les lignes de fracture, que j'ai évoquées au chapitre III, ne se limitent pas à celle qui court entre ruraux de souche et urbains d'origine, même si celle-ci est importante. Elles comportent aussi les conflits potentiels ou réels entre chasseurs et écologistes, entre ceux qui effectuent des migrations pendulaires et ceux qui tentent de faire vivre l'économie du territoire, entre altermondialistes et conservateurs, voire même entre catholiques pratiquants et indifférents notoires, etc... Ces frontières semblent diviser les habitants des Bauges en une multitude de sous-groupes dont les manières de voir et de penser divergent. Or, cette situation semble ne laisser personne indifférent et tous s'inquiètent d'une éventuelle rupture de communication, depuis les néo-ruraux soucieux de se faire accepter de la société locale jusqu'aux Baujus de souche qui publient des articles dans Vivre en Bauges pour rappeler aux nouveaux venus certaines règles de savoir être dans les villages 261 .

Cette préoccupation est d'autant plus remarquable que, même si ces écarts culturels sont importants et recouvrent parfois des façons presque opposées de concevoir le monde (comme l'on a pu s'en apercevoir avec les débats entourant la réserve de faune et de flore et la perception de la nature dite « sauvage »), ils sont cependant sans doute moins importants qu'en ville, où arrivent traditionnellement des communautés immigrées porteuses de systèmes de valeurs extrêmement différents et où classes populaires, voire « exclus » côtoient la haute bourgeoisie dans un espace très restreint.

Si dans une situation urbanisée les rapports humains sont marqués par l'anonymat, l'éphémère, l'apparence, le croisement , il n'en est pas de même dans les Bauges. Là, le simple partage d'un « espace commun », nommé comme tel en raison d'« une mixité de fréquentation et d'usage » et non en référence à des « communautés de projet ou de trajet » 262 ne semble pas suffire aux groupes sociaux en présence. Les individus ne veulent pas seulement se côtoyer, se croiser, et s'accepter dans le sens le plus faible de ce terme, qui consisterait en une tolérance de l'existence de l'autre à proximité. Ils veulent réellement construire ensemble un territoire, des discussions, des actions, une communauté... Pour cela, ils ont besoin de lieux dans lesquelles la parole puisse être partagée, donc de nouvelles formes d'espaces publics.

La question des espaces publics en Bauges est d'abord parvenue à mon attention par le biais d'une critique des lieux de parole existants qui, selon les dires de mes interlocuteurs, ne sont pas accessible à tous.

Si les néo-ruraux les plus diplômés et les « partis-revenus », qui ont en général fait des études, parviennent toujours à intervenir dans le débat public, par le biais des associations qu’ils créent notamment, il n’en est pas de même pour toute une partie de la population. Les agriculteurs en particulier sentent leur influence décroître, et voient leur nombre se réduire au sein des municipalités. Par ailleurs, nombre d'habitants du territoire peu diplômés, ruraux et néo-ruraux confondus, se sentent incompétents face aux chargés de mission et autres développeurs professionnels qui sont impliqués dans la plupart des décisions concernant l'aménagement du territoire. Ils se disqualifient eux-mêmes du débat, dans lequel ils ont l'impression de ne pas avoir leur place.

Ainsi, lorsque je demandais à une dame du milieu agricole qui se disait intéressée par la chartreuse si elle ne participait pas à la « commission patrimoine » du Parc afin de suivre le devenir du monument, celle-ci me répondit que ce type de commission était l'affaire des « cerveaux musclés ». Elle nommait ironiquement de cette façon ceux qui, pour elle, constituaient un groupe réuni par la maîtrise d'une culture et d'un langage différents des siens : aménageurs, décideurs, chargés de développement ayant fait des études, etc. Elle ajoutait encore : « Nous on ne sait pas parler. Et quand on parle, on nous dit de nous taire. ». On voit ici apparaître une division du monde binaire, avec les catégories eux et nous. Nous, les gens d'ici, et eux, les « étrangers », ceux qui sont venus de l'extérieur, et qui nous dominent par leur maîtrise des savoirs académiques.

Cependant, les néo-ruraux, bien que généralement plus diplômés, ressentent aussi une forme d'exclusion des lieux de décision :

‘ « Il n’y a pas assez de retour par rapport à la population. Ça nous intéresserait beaucoup de nous y investir, mais la population n’est pas invitée. Ils n’ont peut-être rien à faire de notre avis. » ’ ‘ (Néo-rurale)’

La coupure est alors souvent faite entre « bénévoles » et « professionnels ». Beaucoup de choses se profilent derrière ces deux vocables. Le passionné oeuvre bénévolement, poussé par sa « passion », ses sentiments affectifs pour le pays, la communauté. Il fait don de son énergie pour son projet. De l'autre, le « professionnel » est avant tout un technicien, payé pour faire son travail, mais qui, si l'on en croit la description de mes interlocuteurs, n'y attache pas la même importance que celui qui agit par passion. C'est pourquoi, ne cesse-t-on de rappeler, les bénévoles sont obligés de prendre en charge les lacunes des professionnels et de créer des associations pour la garde des enfants ou la culture. Le mot professionnel lui-même prend donc une dimension quelque peu ironique.

«  Les professionnels du Parc devraient entretenir les chemins » peut on ainsi lire sur le livre d'or d'une chapelle située en montagne, juste après des remerciements aux bénévoles qui l'ont restaurée.

La capacité à participer aux échanges verbaux joue de toute évidence un rôle important dans les rapports que les groupes plus ou moins en position de marge entretiennent avec les lieux du pouvoir. Il s'agit en effet de parler, mais de parler de façon à être entendu et plus précisément à ce que la parole prononcée soit prise en compte. De nombreux individus se plaignent que quoi qu'ils puissent dire, cela ne compte pas. Le plus souvent, dans les témoignages que j'ai pu recueillir, si l'accès au débat est a priori possible, les questions que l'on peut poser ou les objections que l'on peut soulever se heurtent à une fin de non-recevoir. Le problème est d'ordre technique, et doit être laissé aux professionnels :

‘ « Je sais pas si vous avez pu discuter avec lui mais moi je… ça passe pas du tout. Parce que lui, quand on lui dit « qu’est-ce que vous allez faire là ? »  Il nous dit « c’est un problème technique ». Bon, ben d’accord, alors si c’est un problème technique, c’est pas notre problème, quoi. Donc on fait partie de l’association mais on n’a pas le droit de savoir… » ’ ‘ (Agricultrice)’

Ou bien au contraire, il n'est pas suffisamment important pour être du ressort des professionnels et ceux-ci n'ont donc pas l'obligation de le prendre en charge :

‘ « Alors on nous dit « Vous nous emmerdez avec ça, c’est pas important, c’est pour les bénévoles ». Mais c’est pas les bénévoles et les associations qui peuvent résoudre tous ces problèmes. » ’ ‘ (Rurale de souche)’

Entre prises de paroles empêchées et paroles déniées, c'est bien de la possibilité de parler qu'il s'agit là. Tout cela confère l'impression que le dialogue est difficile, voire chaotique, dans la mesure où, selon mes interlocuteurs, certains des tenants du pouvoir local opposent à la demande de discussion la barrière du discours technique ou refusent d'ouvrir le débat.

En même temps, ce ne sont pas seulement les individus les plus visiblement en marge qui se préoccupent de la question du dialogue et des espaces de paroles. Des groupes que l'on peut qualifier de montants, qui ne se montrent pas particulièrement intimidés par les « cerveaux musclés » et qui interviennent dans divers lieux jugent de toute évidence les lieux de parole existant insuffisants et s'efforcent d'en créer de nouveaux. Un mouvement relativement important réunit en effet une bonne part des néo-ruraux ainsi que des partis-revenus autour d'une revendication : celle de la démocratie participative.

Autour de ce terme se déploie tout un argumentaire qui en appelle à la citoyenneté, à de nouvelles formes de gouvernance, et à la création de lieux de parole, de discussion, de débats, de négociation.

J'ai mentionné à plusieurs reprise l'investissement accru des migrants venus des villes dans les affaires de la communauté. Or, ceux-ci ne se contentent pas d'élire des représentants et de laisser ceux-ci débattre et décider des orientations à suivre, ils veulent eux-mêmes être impliqués dans le débat. Pour certains, cela passe classiquement par un engagement au sein des collectivités locales avec par exemple un mandat au conseil municipal. Mais pour d'autres, cet engagement s'exprime d'abord dans la vie associative avec un lien plus ou moins direct avec ce qui est considéré comme « politique. ».

Beaucoup d'entre eux, tout en étant engagés, portent dans le même temps un regard critique sur ces lieux traditionnels du débat. Certains ne souhaitent pas s'engager dans les conseils municipaux, dans lesquels ils voient des lieux de pouvoir traditionnels et un peu dépassés. D'autres veulent se tenir à distance de la vie associative, dont ils estiment qu'elle risque de ranger les individus dans des clans.

‘ « - Non, parce que je vois un peu les dégâts sur les gens que j’ai connu, et qui sont rentrés, un peu dans les responsabilités. Je suis pas très…’ ‘ - Question : Tu veux dire soit comme élus, soit au niveau associatif. ’ ‘ - Oui, moi je pense… Alors c’est vrai, y’a de moins en moins de bénévoles, donc faut leur rendre hommage, déjà sur le principe de s’en occuper. Mais ils s’éloignent très très vite des réalités. Pour les raisons que j’invoquais tout à l’heure. Aucune prise de recul. Alors reviens à ta place, un peu, et après, tu verras. Donc y’a une scission qui se fait entre le citoyen qui envisage sa vie d’une façon paisible, qui paye ses impôts, et puis qui a pas envie de s’engager, et puis l’autre qui ben du coup… C’est vrai que c’est pas manichéen. L’autre, en même temps, il occupe une partie des devoirs qui incombent à l’autre, qui incombent au citoyen, mais en même temps, il se sert de son pouvoir… »’ ‘ (Patrick)’ ‘ « nous on se tient un peu à distance de la vie locale. Même des associations, tu vois. On ne veut pas être rangé dans un clan ». ’ ‘ (Frédéric)

Ces individus expriment le souhait de lieux où ils puissent s'engager dans le débat en dehors des groupes pré-institués, en tant que « simples citoyens » intéressés. Ils manifestent un refus des formes traditionnelles d'engagement collectif (partis politiques, groupements professionnels, associations) et revendiquent le droit de s'exprimer en tant qu'individus, réunis seulement par la volonté du dialogue. On retrouve là cette montée de l'individu qui désire désormais penser le monde par lui-même sans le filtre de la communauté. 263

L'idée de la démocratie participative est liée dans les Bauges à la croyance en un investissement direct et sans intermédiaire des individus dans le collectif. Il s'agit de rendre possible leur expression non pas seulement au moment des élections par le choix de candidats appartenant à des partis et se rapprochant le plus possible de leurs positions, mais de façon beaucoup plus régulière, et au sein de véritables débats où ils puissent faire entendre leur propre parole, dans toute sa singularité. Chacun ne doit pas seulement approuver ou désapprouver par le vote les orientations prises par un groupe bien délimité de gouvernants, mais bien participer à la discussion, à la négociation, à la construction d'un consensus et donc à l'action.

L'initiative la plus clairement orientée dans ce sens a été celle de la constitution du collectif citoyen, en 2002. Lors de sa création, ces options furent très clairement affirmées avec le refus de se constituer en association. Le texte publié dans Vivre en Bauges pour appeler les habitants des Bauges à y participer évoquait ce choix :

‘ « En dehors du suffrage universel, les gens doivent se faire entendre d'une façon concrète. Une présence participative des citoyens est souhaitable, aux côtés des institutions établies (PNR, canton, Communauté de Communes, Communes), des associations, du secteur éducatif.’ ‘ Le collectif est destiné à structurer cette présence, à favoriser la parole de tous, à diffuser l'information et provoquer le débat. Tout le monde y est convié, chacun devant y venir à titre individuel et personnel.’ ‘ Que tous ceux qui ont eu envie un jour de s'exprimer sans oser le faire, pour quelques raisons que ce soit, se disent que ce collectif est fait pour eux. Que tous ceux qui ont des choses à dire et pensent savoir les exprimer, se disent que la parole de l'autre est souvent le chaînon manquant dans la recherche de la vérité. ’ ‘ Le collectif ABC n'est pas une association, avec un bureau et un CA, c'est un groupement citoyen, sans hiérarchie. Une charte sera soumise lors du premier forum, destinée à déterminer les règles de fonctionnement du collectif. » 264

Il s'agit donc bien d'amener les individus à dialoguer entre eux, et donc dans le même temps à se dévoiler, se révéler les uns aux autres dans toute leur singularité. L'espace créé par le collectif doit permettre à chacun de s'exprimer en s'affranchissant de ses appartenances et notamment des « institutions », qu'elles soient politiques, associatives ou autres.

L'importance accordée à la prise de parole des individus s'est aussi manifestée dernièrement, lorsque le projet d'une radio locale a vu le jour. Celle-ci est actuellement en cours d'élaboration. Encore une fois, il s'agit de permettre à la parole de circuler entre les individus, en rendant possible sa pénétration dans les foyers, à la rencontre de chacun, et en transcendant de ce fait les groupes institués. Les porteurs de ce projet explicitent dans le bulletin d'Oxalis la façon dont ils conçoivent la future radio, mettant en évidence la façon dont, selon eux, chacun doit s'insérer dans le débat public.

‘ « La deuxième approche consiste à faire participer réellement tous ceux qui veulent participer, et sur tout. Ce sont les personnes qui font la ligne directrice à chaque fois ; cette forme de média se base sur le principe de la « tribune libre ». (...) Cela donne la possibilité aux gens de se former leur propre opinion, de réagir, de l'exprimer. Par ce procédé naît une reconnaissance de ce que les gens expriment et pensent, cela officialise leur propre pensée et réflexion. La possibilité est également donnée aux personnes de se réapproprier un sujet, on les reconnaît comme auteurs de leur parole, ils existent, une sorte de fierté en découle. Le fait de prendre un risque, celui de s'exprimer, permet également de comprendre les autres dans leur opinion, car lorsque l'on a fait cela une fois (s'exprimer sur un média), on ne regarde plus les médias de la même manière. » 265

Notons au passage l'importance accordée à la reconnaissance, et la notion de risque. S'exprimer, comme nous l'avons vu, c'est aussi s'exposer, se révéler devant les autres 266 . En même temps, la discussion suppose d'être capable d'écouter les autres et de les « comprendre(...) dans leur opinion ». C'est encore là un exemple des multiples appels à surmonter les divergences que j'ai pu observer dans les Bauges.

Les forums du collectif citoyen, qui ont débuté au printemps 2002, n'ont pas vraiment rempli les objectifs que leur avaient fixés leurs concepteurs qui espéraient en faire les lieux de la prise de parole des groupes les moins visibles dans le débat public. La plupart d'entre eux ont réuni avant tout des néo-ruraux proches des mouvances altermondialistes, c'est-à-dire précisément du groupe qui avait lancé l'initiative. Un compte-rendu de réunion évoque l'absence des « personnes qui n'ont pas de culture associative ou d'expérience personnelle ou professionnelle dans le domaine du social, du politique ou du culturel, personnes qui ne s'expriment pas face à un groupe ou par écrit, personnes qui ne se sentent pas concernées par méconnaissance des enjeux ou par sentiment d'impuissance plus que par désintérêt ». A mots plus ou moins couverts, c'est l'absence des ruraux de souche qui est déplorée, et les initiateurs du collectif s'efforcent de les faire participer en invitant des personnes qu'ils connaissaient personnellement.

Un seul forum a fait exception, qui n'en était d'ailleurs pas vraiment un. Après le premier tour des élections présidentielles du 21 avril 2002, les organisateurs du collectif, inquiets de la présence du candidat du Front National au deuxième tour et des bons scores réalisés par celui-ci dans les Bauges, ont décidé de proposer un débat, en marge du collectif. Les affiches réalisée appelaient à une réunion publique « pour tenter de comprendre les résultats du 1er tour de l'élection présidentielle » et « dialoguer, écouter, s'informer sur les enjeux du second tour ». Celle-ci a eu lieu le vendredi 3 mai, en présence du député, de nombreux élus et du conseiller général du canton. Le collectif a enregistré un record de participation avec une centaine de personnes. Cette fois, de nombreuses personnes âgées, baujues de souche, s'étaient déplacées. Mais elles n'ont pas pris la parole durant le débat, se contentant d'écouter les prises de parole des élus et les discussions essentiellement entre néo-ruraux. Cependant, le simple fait qu'elles soient venues écouter en silence peut être interprété comme le signe de l'existence d'une volonté sinon de dialogue, du moins de ne pas rompre la communication.

Au total, cinq réunions publiques ont été organisés, dont trois forums ( sur l'enfance en Bauges, sur le lien entre les générations et sur la Communauté de Commune), un débat autour du témoignage d'une militante communiste ayant effectué un voyage dans les territoires occupés de Palestine, et le débat sur les enjeux du deuxième tour de l'élection présidentielle. Entre chacune d'elle a eu lieu une réunion des personnes intéressées pour faire le bilan et préparer le suivant. Puis les bonnes volontés se sont découragées.

Si certaines tentatives échouent, d'autres réussissent, sans forcément que l'on s'y attende réellement. Ainsi, une autre initiative issue peu ou prou du même groupe a pris le relais. Une projection du film La dernière saison suivie d'un débat a rempli la salle des fêtes du Châtelard de personnes de tous horizons. Tous ne venaient pas pour les mêmes raisons. La population d'origine agricole venait voir un film qui est pour elle emblématique de ses conditions de travail, de ses difficultés, mais aussi de ses valeurs. De nombreux habitants venaient voir leurs familles ou leurs amis ayant tourné comme figurants. Les plus jeunes venaient découvrir un film dont ils avaient beaucoup entendu parler, curieux de mieux connaître un aspect de la culture locale et de poursuivre ainsi leur intégration. Devant le succès et la participation au débat qui a suivi, l'association Oxalis s'est lancée dans l'organisation de « docu-débats ». Il s'agit de la projection d'un documentaire, suivi d'un débat dans des lieux conviviaux : le bar-épicerie-boulangerie « La halte des Bauges » ou le restaurant du plan d'eau de Lescheraines. Divers thèmes ont pour le moment été évoqués : le développement durable, l'eau, la démocratie participative, le syndicalisme agricole, la justice. Là encore, le principe est d'ouvrir un espace de discussion, cette fois à partir du support d'un film. Il s'agit d'une activité moins explicitement orientée vers la politique, et il n'a pas été lancé d'appel à tous à participer. Cependant, le choix des documentaires témoigne du désir des organisateurs de capter un public large. Tout en se situant dans un registre un peu différent de celui du collectif, l'initiative vise là encore à ouvrir des espaces de parole 267 .

Ce souci est visible aussi dans l'organisation par Oxalis de rencontres sur le thème des « nouvelles gouvernances » qui ont eu lieu en avril 2002 à Jarsy. Le programme a été distribué dans toutes les boites aux lettres du canton et comprenait des conférences, des débats, des tables rondes et des spectacles. La mairie de Jarsy a soutenu l'initiative, ainsi que le Parc, qui a apporté une aide logistique importante. Là encore, le public fut majoritairement composé de néo-ruraux toutes tendances confondues et de membres du réseau Ecole et Nature présents pour l'occasion. Les Baujus de souche, plutôt absents à quelques exceptions près pendant la journée (certains ont cependant été invités, par exemple dans les débats concernant l'agriculture), sont cependant venus le soir, pour assister aux spectacles gratuits, se mêlant aux écologistes et aux jeunes altermondialistes. Les tables rondes portaient sur « la démocratie participative dans les territoires », « éduquer et décider ensemble », « les relations entre agriculteurs et consommateurs », « gouvernance mondiale, la place de la société civile », « diriger une entreprise, une association autrement », « la gestion de l'eau et de des déchets, convaincre sans contraindre ? », « utiliser la nature tout en la respectant ». Pour chacune d'entre elles, des acteurs locaux ont été conviés à venir s'exprimer. Tous les débats ont donné lieu à des comptes-rendu et l'ensemble des contributions a ensuite été publié par Oxalis dans un petit livre intitulé « Nouvelles gouvernances, manuel à l'usage de nos semblables ». En exergue de l'avant propos, une citation de Boris Vian tirée de L'écume des jours a été reproduite : « Il y a des gens qui voient les choses comme elles sont, et qui se demandent pourquoi, et puis il y a des gens qui rêvent des choses comme elles n'ont jamais été, et qui se demandent pourquoi pas ».

Les Bauges semblent donc marquées par un foisonnement de tentatives visant à ouvrir des espaces au sein lesquels les individus puissent venir discuter de l'avenir de leur territoire.

Les populations d'origine rurale semblent quelque peu en retrait et considèrent parfois le mouvement avec méfiance. Traditionnellement, elles disposent d'autres lieux de parole dans les communes, avec par exemple la chasse, la fruitière, les foires ou la belote. Pourtant, il est indéniable qu'elles font preuve d'une certaine curiosité. Sans toutefois forcément prendre la parole, certaines personnes âgées font acte de présence, comme cela a été le cas lors du débat de l'entre-deux tours des présidentielles, ou en venant aux spectacles des artistes locaux lors des rencontres de Jarsy. Je crois pouvoir affirmer que, tout en conservant une attitude réservée, elles perçoivent que ces évènements sont importants pour les néo-ruraux et que de nouveaux espaces publics locaux s'y créent. En outre, elles entretiennent souvent des liens personnels avec quelques-uns des jeunes impliqués dans ces initiatives, et leur font confiance. Dès lors, elles ne souhaitent pas adopter une « politique de la chaise vide » mais veulent au contraire montrer en maintenant une présence minimum qu'elles n'accepteront pas que se déroulent sans elles les discussions concernant l'avenir du territoire. Si une dynamique locale existe, elles veulent en être parties prenantes.

Le lieu d'expression public favori de ces ruraux de souche demeure néanmoins la revue cantonale trimestrielle Vivre en Bauges, autrefois intitulé l'Ami des Bauges, créée par les Amis des Bauges dans les années 1970 et devenue aujourd'hui une véritable institution locale. Distribué dans toutes les boites aux lettres, ce périodique est lu et commenté par tous. C'est là que des membres de la population d'origine baujue, souvent les mêmes, écrivent des articles qui prennent fréquemment la forme de billets d'humeur témoignant des préoccupations des populations d'origine locale, comme celui que j'ai commenté au chapitre IV à propos de la réserve de faune et de flore. Ces articles apparaissent régulièrement dans tous les numéros. Ils contiennent des réflexions sur le tourisme, sur l'accueil dans les alpages, des inquiétudes à propos des maigres retraites, des hirondelles qui ne reviennent plus. Ce sont aussi des récits en patois accompagnés de leur traduction en français qui évoquent avec nostalgie le bon vieux temps, des recettes de cuisine traditionnelles ou des poèmes d'un agriculteur autodidacte auteur de nombreux livres. L'ensemble de ces contributions maintiennent au sein de l'espace public Bauju la présence de la parole des « anciens ». Il existe d'ailleurs chez ces derniers une volonté de rappeler aux néo-ruraux qu'ils ne comptaient leur abandonner ni le territoire, ni le débat, et que, quoi qu'il arrive, il faudrait compter avec eux.

Les tentatives d'ouverture de nouveaux espaces publics ne réussissent pas toujours. Certains groupes hésitent voire refusent de s'engager sur des terrains qu'ils estiment ne pas être les leurs. Parfois, le silence prévaut, comme cela a été le cas lors du débat sur les élections présidentielles. Cependant, il n'en demeure pas moins qu'un mouvement est en train de s'opérer, le plus souvent à tâtons, et que celui-ci tend à permettre aux individus qui entretiennent un lien avec la localité, quels que soient leurs origines, leurs parcours et leurs appartenances, de se retrouver et d'échanger sur le devenir du territoire et sur la façon dont ils envisagent de vivre ensemble.

Notes
258.

Ibidem, p 79.

259.

ARENDT, H., Condition de l'homme moderne, p 258.

260.

Ibidem, p 259.

261.

Cf article en annexe.

262.

BATTEGAY, Alain, 2000, « L'espace commun entre mythes et reconstruction, variations », dans METRAL, Jean (dir), Cultures en ville ou l'art du citadin, L'Aube, 2000, pp. 241-254.

263.

Voir par exemple à ce sujet AUGE, M., Non-lieux...

264.

Vivre en Bauges n° 8, printemps 2002.

265.

Oh!!! Que ça glisse, journal du réseau d'acteurs ruraux de l'association Oxalis, novembre 2003.

266.

Voir à ce sujet ION Jacques et PERONI, Michel (dir), 1997, Engagement Public et exposition de la personne, La Tour d'Aigues, L'Aube.

267.

Voir en annexe les affiches des docu-débats.