Les nouveaux liens entre individu et collectif...

Ce que construisent actuellement les habitants des Bauges est aussi une nouvelle façon de penser le lien entre individus et collectivité.

Les habitants des Bauges, qu'ils soient d'origine urbaine ou rurale rejettent ce qu'ils considèrent comme les côtés négatifs de la société urbaine : l'anonymat, l'indifférence, le caractère éphémère des contacts, le cloisonnement des relations dans des réseaux d'individus très proches culturellement les uns des autres. En même temps, les néo-ruraux et les plus jeunes des ruraux de souche refusent aussi certains aspects de la société rurale d'autrefois qui leur apparaissent comme inacceptables : le contrôle écologique, le nivellement des différences, l'absence de contact avec l'extérieur 268 . Ils tolèrent mal l'attitude de certains ruraux de souche qui semblent convaincus de disposer d'une forme de droit de regard sur la vie de ceux qui s'installent dans l'espace villageois et veulent préserver ce qu'ils estiment être du ressort de leur intimité.

Au-delà de ces deux modèles, les habitants de toutes origines négocient de nouvelles modalités du vivre ensemble.

J'ai évoqué, au chapitre III, une territorialité choisie, qui apparaît sur un fond de nomadisme. Aujourd'hui, quasiment tous les habitants des Bauges sont insérés dans des réseaux qui transcendent largement le territoire. C'est particulièrement vrai pour les néo-ruraux qui conservent de nombreuses relations d'ordre divers - familiales, amicales professionnelles, associatives - hors des Bauges. Mais ça l'est aussi pour les Baujus de souche. Certains d'entre eux ont quitté le massif durant un temps plus ou moins long. D'autres sont restés, mais ont souvent de la famille installée plus ou moins loin. Parmi les plus jeunes, beaucoup travaillent dans la vallée et y fréquentent des groupes de collègues ou d'amis. Les agriculteurs ont noué de nombreux contacts dans l'ensemble du département grâce au syndicalisme et aux associations.

Les habitants des Bauges cultivent pour la plupart d'entre eux un double mode d'insertion dans le social : d'une part les réseaux et d'autre part l'ancrage territorial. Les réseaux sont en général fondés sur le partage de références communes tandis qu'au niveau du territoire, le lien avec les autres, davantage que de l'appartenance à un même groupe culturel, tire avant tout son origine de la volonté des uns et des autres de s'engager, quoique différemment, dans la vie publique locale. Il ne se fonde pas sur le constat que l'on a préalablement quelque chose en commun, que l'on partage un centre d'intérêt ou une vision du monde mais bien plutôt sur la volonté de créer un espace susceptible de rassembler.

Les individus qui s'engagent dans le lien à la localité pensent devoir faire davantage d'efforts pour surmonter leurs différences, pour apprendre à se connaître et peut-être à se comprendre. Au sein de l'ancrage, il y a obligation non pas seulement de se tolérer, mais bien de se rencontrer et de rechercher un lieu d'entente. Les habitants des Bauges tiennent à maintenir une forme d'interconnaissance qui dépasse les clivages habituellement observés en ville. Il s'agit de s'intéresser à son voisin, simplement parce qu'il est là. Des individus que tout oppose a priori peuvent se retrouver et nouer des alliances surprenantes.

J'ai déjà cité le cas de Thomas, ingénieur agronome du Parc, aux convictions écologistes assez affirmées. Amené à côtoyer de nombreux éleveurs alpagistes au cours de son travail, il évite d'évoquer avec eux certains sujets. Même si leurs profondes divergences lui pèsent parfois, il parvient à nouer avec eux des relations amicales au point que l'un d'eux lui fait profiter de son droit pour distiller de l'eau-de-vie à l'alambic. Deux personnes peuvent ainsi faire partie de groupes a priori antagonistes (politiquement, idéologiquement) et entretenir cependant le lien entre eux en évitant d'aborder les sujets qui fâchent. Cela est d'autant plus étonnant que les appartenances continuent de compter et sont rappelées à la fois par des pratiques et par l'apparence.

Pour rappeler quelques repères déjà évoqués en essayant d'éviter les stéréotypes (ce qui explique l'abondance des « plutôt » et des « souvent » dans ce paragraphe), les locaux participent plutôt aux foires et aux concours de belotes, se retrouvent dans certains bars. Les hommes pratiquent la chasse, la pêche ou la cueillette des champignons. Les plus jeunes se passionnent parfois pour les sports mécaniques (trial, quad). Les néo-ruraux, qui se réclament fréquemment de l'écologie et de nouveaux rapports avec la nature, sont plutôt adeptes des sports de plein air de type randonnée, escalade, canyonning voire parapente, raquettes et ski de randonnée en hiver. Ils sont plutôt apiculteurs, cultivent un potager et des plantes aromatiques. Mais même sans prendre en compte ces pratiques, l'apparence est aussi révélatrice pour qui sait lire dans les nuances parfois discrètes du style des uns et des autres. Les jeunes locaux portent plutôt les cheveux courts et s'habillent de façon relativement classique. Les néo-ruraux, filles et garçons ont souvent un style plus « baba-cool » avec des vêtements amples et colorés. De nombreux garçons portent les cheveux longs et parfois des dreadlocks. Il faut bien noter que cette façon de se situer résulte de choix et d'une stratégie, chacun émettant volontairement certains signes, ou arborant au contraire une forme de neutralité.

L'appartenance est donc bien souvent clairement affichée et chacun est identifié de l'extérieur comme faisant partie d'un groupe. Pourtant, cette façon de se définir, de se situer, si elle fait partie du jeu n'en est cependant pas la totalité. Les clivages revendiqués font d'ores et déjà partie de la communication et sont fréquemment dépassés par des liaisons individuelles qui jouent un rôle important sur le territoire en créant des ponts entre ce qui pourrait ressembler à des clans.

Je donnerai de cela deux exemples.

Marlène, la quarantaine, est intermittente du spectacle. Comédienne et jongleuse, elle a monté sa propre compagnie, Les Abeilles, avec laquelle elle propose des spectacles dont certains sont célèbres localement. Entre autres activités, elle anime un atelier jonglage pour les adultes, une école du cirque pour les enfants et fait des maquillages. Proche de l'association Oxalis, il est bien connu qu'elle fait partie de la frange contestataire de tendance altermondialiste du massif. Son apparence (coupe de cheveux, piercings, vêtements) et son franc-parler ne font pas l'unanimité. Elle est depuis longtemps en conflit latent avec le maire et certains élus de la commune du Châtelard, Baujus de souche assez conservateurs (la commune est traditionnellement le fief des « blancs »). A la suite d'un différent concernant le prix de la location de la salle des fêtes dans laquelle se déroule l'école du cirque, le maire et plusieurs élus décident, hors de tout cadre légal, de saisir le matériel de cirque entreposé dans la salle. L'affaire fait grand bruit et quelques jours plus tard, lors d'une réunion des organisateurs du collectif citoyen dont elle fait partie, Marlène est priée par l'ensemble des participants de relater les derniers rebondissements. Lorsqu'elle cite le nom des élus ayant participé à la saisie, plusieurs personnes présentes, néo-ruraux et partis-revenus s'étonnent et réagissent « Ah bon ? Untel a participé ? Non mais là il débloque. Je vais aller lui parler ». Il apparaît ainsi que plusieurs personnes présentes parmi les membres fondateurs du collectif citoyen, mouvement clairement identifié par les élus locaux comme une organisation gauchiste contestataire, entretiennent avec certains des conseillers municipaux du Châtelard des relations personnelles suffisamment proches pour proposer une tentative de médiation dans le conflit. Nous avons dans ce cas de figure deux groupes a priori plutôt antagonistes idéologiquement : d'une part le conseil municipal du Châtelard, essentiellement composé d'hommes d'un certain âge identifiés comme conservateurs et d'autre part un groupe presque entièrement formé de néo-ruraux (à l'exception d'un « parti-revenu »), plus jeune et nettement plus féminisé, engagé dans une contestation des pouvoirs locaux et la revendication de nouvelles formes de démocratie. Pourtant, malgré la guerre désormais ouverte entre l'association Les Abeilles, dont de nombreux néo-ruraux présents au collectif sont adhérents, et le conseil municipal, les relations individuelles n'en persistent pas moins et sont évoquées comme une solution possible. Finalement, le matériel sera rendu à l'association.

Les dames des Aillons avec qui je vais à la chorale se méfient des groupes de jeunes altermondialistes comme Oxalis. « Mais qu'est-ce que c'est Oxalis ? On dit que c'est une secte », m'interpellait Lucienne après avoir reçu dans sa boite aux lettres le programme des rencontres sur les nouvelles gouvernances, intéressée par les spectacles ayant lieu en soirée. Pourtant, lorsque le collectif citoyen lance ses premières réunions, Annie, et c'est surprenant, se montre a priori favorable à l'initiative. Elle explique dans la voiture qu'elle connaît bien la petite Nathalie B, une jeune maman installée à Aillon-le-Vieux depuis une dizaine d'année qui fait partie du groupe organisateur. Annie garde ses enfants, et elle apprécie beaucoup les parents qui s'occupent du catéchisme et s'engagent beaucoup dans la vie de la commune. « Ils sont vraiment très gentils ». Pour Annie, ces jeunes ont de toute évidence fait leurs preuves et sont dignes de confiance. La conclusion de son discours est implicite, mais l'on comprend que, si des gens aussi sympathiques que Nathalie et son mari font partie de ce collectif, celui-ci comporte forcément des aspects positifs. La relation personnelle qui unit Nathalie et Annie conduit donc les dames des Aillons à porter un autre regard sur les initiatives des jeunes néo-ruraux en matière de citoyenneté. Il faut noter que la reconnaissance dont bénéficient Nathalie et son mari a bien été obtenue au travers de leur action au sein de la commune, parce qu'ils se sont engagés pour des choses qui pour Annie aussi, étaient importantes.

Dans ce jeu compliqué entre des groupes d'origines et de cultures différentes, les relations que les individus peuvent nouer entre eux jouent ainsi un rôle déterminant

Les anciens urbains ont sans doute contribué à ramener de la ville et à implanter dans les campagnes une forme d'individualisation des relations qui est sans doute l'un des traits majeurs de la société en réseau dans laquelle nous vivons désormais. En effet, il y a encore quelques dizaines d'années, le migrant qui arrivait à la ville s'affranchissait de ses appartenances communautaires quelles qu'elles soient pour gagner l'anonymat en même temps qu'une autonomie accrue. C'est ce que Jean Remy et Liliane Voye, pour qui la mobilité est la principale caractéristique de l'urbanisation, nomment « l'instauration sociale de l'individu » :

« L'exigence de mobilité que suppose l'utilisation des diverses possibilités urbaines conduit à ce qu'il n'est désormais plus possible d'avoir une connaissance globale les uns des autres : aux différents moments de la journée, chacun est appelé par ses activités à fréquenter des personnes différentes dans des lieux différents. On n'a donc plus qu'une connaissance segmentaire les uns des autres et même au niveau d'une famille, la maîtrise du temps, des rencontres et des activités de chacun échappe à l'ensemble des membres de celle-ci

Dans une telle situation, le contrôle écologique n'est plus possible et le poids des contraintes émanant de la famille et du milieu de résidence se réduit : chacun participe à une multiplicité de milieux de vie et de groupes qui n'ont chacun qu'une influence partielle sur l'individu.

Un tel contexte favorise l'instauration sociale de l'individu, c'est-à-dire qu'il permet à celui-ci de faire des choix personnels sans se référer au jugement de son milieu. » 269

Cette autonomisation de l'individu a progressivement gagné le monde rural. L'individu, parce qu'il est désormais inséré dans des réseaux hors du territoire, dans lesquels il passe une partie de son temps, s'est définitivement extrait des communautés totalisantes. Le contrôle écologique ne peut être restauré. Si chacun conserve des liens forts à des « groupes d'appartenances » qui contribuent à modeler sa vision du monde, ceux-ci ont perdu leur caractère exclusif. Certains individus arrivent même à concilier l'appartenance à des groupes a priori antagonistes. C'est le cas notamment des partis-revenus qui peuvent entretenir à la fois des liens très forts avec les Baujus de souche de leur âge adeptes de la chasse et des sports mécaniques, et avec des néo-ruraux aux idées écologistes très marquées. Ces individus jouent souvent un rôle de passeurs et s'efforcent de créer des liens entre les différents univers auxquels ils ont accès.

Or aujourd'hui, dans les espaces ruraux comme ailleurs, se pose la question de la façon dont se construisent les nouveaux espaces politiques dans une société où chaque individu cumule une multiplicité de références. Un nouveau mouvement se produit, voulu notamment par les migrants venus des villes. L'individu quitte l'anonymat qui pouvait être le sien dans le monde « urbanisé » pour construire un espace d'interconnaissance en se révélant dans toute sa singularité comme un acteur au sein de la communauté. Nous avons pu constater le désir des Baujus de s'engager dans l'action publique sans passer par l'intermédiaire de groupes qui définiraient leur position. Il semble qu'ils essaient de concilier la liberté individuelle, qui n'est plus négociable aujourd'hui, avec une identité de citoyens agissant au sein d'un espace partagé.

Ainsi, par expérimentation et par tâtonnements, par des avancées mais aussi par des conflits se construit un espace de débats et de discussions et finalement, un monde commun.

En se racontant comme les inventeurs hier du territoire d'aujourd'hui, les habitants des Bauges se proclament du même coup inventeurs aujourd'hui du territoire de demain et se placent en position d'acteurs, de constructeurs d'une société et d'une communauté politique. Ce faisant, ils élaborent une représentation d'un temps marquée par cette dynamique de construction. Désormais, ni le passé, ni l'avenir ne guident la marche des hommes. Mais le présent perd aussi de son hégémonie. Il ne recèle pas toutes les réponses et il n'est pas la clé permettant de comprendre passé et avenir. Aussi, les groupes sociaux ont-ils entrepris de fabriquer de nouveaux liens avec ces derniers, qui leur permettront de porter sur le présent un regard en miroir, et d'élaborer grâce à cela des solutions inédites capables de répondre aux questions posées par les nouvelles formes du social.

Dans la mesure où les Baujus revendiquent leur capacité de changer la réalité et se situent par là même dans une dynamique utopique, il n'y a rien d'étonnant à ce que se déploie un important mouvement autour de la question de la citoyenneté. Avec l'invocation de la nécessité de la démocratie « participative », l'enjeu est peut-être aujourd'hui de créer des espaces dans lesquels l'individu, libéré des ses appartenances, puisse exprimer sa parole singulière sans intermédiaire. A l'heure ou les lieux de pouvoir semblent bien lointains, en ville peut-être encore plus que dans les espaces ruraux, ces demandes pourraient bien traduire des aspirations plus générales de nos sociétés.

Notes
268.

Voir à ce sujet REMY, Jean, et VOYE, Liliane, 1992, La ville, vers une nouvelle définition ? Paris, l’Harmattan.

269.

REMY, Jean et VOYE, Lilian., 1982, La ville et l'urbanisation, Jersierski éditeur, p 98.