Les espaces ruraux contemporains, des lieux d'utopie

Le premier d'entre eux est celui du devenir contemporain des espaces ruraux. Perçus il y a seulement quelques dizaines d'années sinon comme repoussants, du moins comme porteurs de contraintes pour les individus, certains d'entre eux apparaissent aujourd'hui pour ceux qui viennent les habiter comme des lieux de liberté. Le migrant, en gagnant la campagne, semble échapper à divers cadres sociaux (profession, âge et même culture d'origine) pour construire une trajectoire singulière. Dans les Bauges, il a assez facilement accès à un espace public local dans lequel il peut s'engager en tant qu'individu au sein d'actions touchant à la communauté. C'est ainsi qu'il est susceptible d'acquérir une reconnaissance, de « devenir quelqu'un » sur le territoire.

Cette indépendance et cette valorisation de l'individu sont sans doute les éléments qui lui permettent d'envisager des alternatives à ce qu'il rejette du mode de vie urbain. La vacuité réelle ou supposée des anciennes structures locales, l'éloignement des pouvoirs centraux font de certains territoires ruraux des lieux crédités d'une forte capacité d'innovation. Celle-ci s'exprime en termes de vie économique, avec des formes d'activités inventives souvent marquées par la pluriactivité et l'indépendance. La sociabilité est elle aussi renouvelée, avec la conjugaison de groupes d'appartenances assez homogènes, d'une interconnaissance générale liée à la localité et d'alliances nouées entre individus capables de transcender les divisions apparentes. La vie politique enfin n'est pas en reste, avec un engagement marqué d'une bonne partie des habitants dans la vie de la communauté et la tentative de créer des espaces de débats qui puissent accueillir la discussion à partir de la multiplicité des paroles singulières.

Pour les ruraux de souche, l'arrivée de populations extérieures souvent jeunes, même si elle n'est pas toujours bien vécue, est cependant le signe que leur obstination à tenir pendant les années de vide a finalement payé. Leurs récits rappellent que sans savoir ce qui allait advenir, ils ont cependant agi et ont orienté par leur choix le devenir des Bauges. Aujourd'hui, les habitants de toutes origines ont en commun de se considérer comme les moteurs des transformations qui affectent le territoire. Ils se vivent comme une force de proposition, une avant-garde qui expérimente de nouvelles formes de vivre ensemble et qui construit la société de demain. Leur insistance sur le fait que celle-ci sera différente, autre que celle que nous connaissons, me paraît justifier l'emploi du terme utopie pour désigner le type de regard qu'ils portent sur l'avenir.

Or, cette croyance en leur propre pouvoir de création a tendance à se heurter à la conception des espaces ruraux issue des années de déprise, qui fait de ceux-ci des espaces voués à la conservation des paysages et des vestiges d'une civilisation ancienne à destination des touristes et citadins. Face à une lecture de l'histoire de ces espaces qui met en avant le rôle de la perception urbaine des campagnes dans le retournement de situation de ces dernières années, les habitants (parmi lesquels d'anciens urbains) opposent une autre version de celle-ci dans laquelle c'est d'abord en elles-mêmes que les populations des espaces ruraux ont trouvé les ressources pour affronter l'adversité.