Repenser le temps

Cette thèse avait aussi pour but de soulever la question de nos actuels rapports au temps. A partir d'une analyse de la façon dont sont reçus sur le territoire différents projets visant à fabriquer du patrimoine, j'ai voulu montrer que ceux-ci tendaient à s'appuyer sur une conception tout à fait particulière du temps du groupe. En mettant en avant une vision de l'histoire du territoire qui privilégie son caractère immuable, imperméable au changement, en refusant ou en atténuant les éléments de conflit, de déséquilibre, le patrimoine tel qu'il est construit par les institutions dépeint bien souvent une société locale prise dans un présent éternel. Passé, présent et avenir, tout serait finalement pareil à peu de choses près. Le territoire serait porteur d'une réalité immuable sous-jacente (que l'on peut nommer « identité », « esprit », « âme »...) qui n'aurait pour ainsi dire jamais varié, et devrait être conservée dans l'avenir. Dès lors, il n'existerait pas vraiment d'échappatoire au présent, qui s'étendrait démesurément.

Outre le côté assez essentialiste d'une telle conception, qui fige le territoire dans un être permanent, celle-ci ne laisse qu'une place marginale aux habitants du territoire dans l'histoire de ce dernier. Elle fait d'eux les passagers ou les spectateurs d'un état de fait éternel sur lequel ils n'auraient que peu d'emprise.

A cette représentation de l'histoire locale, les habitants en opposent leurs propres récits et du même coup, comme l'a analysé Paul Ricoeur dans Temps et récit 270 , ils portent un autre regard sur l'expérience temporelle. A l'immobilité du présent, ils substituent un temps en marche, au cours duquel se jouent des conflits et des négociations. Des choix dans le passé ont décidé du présent et les choix du présent décideront de l'avenir. Et de même que dans le passé, de multiples possibilités se sont ouvertes, l'éventail des options est aujourd'hui très large et conduit à un horizon d'attente ouvert. Passé et avenir se trouvent ainsi élargis et non ramenés à la continuité du présent.

Dans la façon dont les acteurs de la localité racontent leur histoire, c'est une vision plus dynamique du territoire, de l'histoire et de la société qui apparaît. Ce n'est pas la permanence et la continuité qui priment, mais bien le changement constant initié par les individus en présence. Ces derniers se sont battus et se battent pour faire vivre la société locale, quelle que soit le nom qu'ils lui donnent (« les Bauges », « le pays », « le territoire » ou « le village »). Sans eux, elle n'existerait pas. A l'image d'habitants qui seraient les spectateurs passifs des mutations qui affectent leur territoire, les récits de la mémoire substituent l'image d'acteurs libres de leur choix et contrôlant leur destin. Ils réintroduisent dans le passé et dans l'avenir des parts d'ombre et d'inconnu, car nul ne sait ce qui se serait passé si un autre choix avait été fait et nul ne sait quelles seront exactement les conséquences des choix d'aujourd'hui. Ce faisant, ils rendent aux acteurs d'hier, d'aujourd'hui et de demain leur entière liberté.

Notes
270.

RICOEUR, Paul, 1983, 1984 et 1985, Temps et récit 1, l'Intrigue et le Récit historique, 2, la Configuration dans le récit de fiction et 3, le temps raconté, Seuil.