Après le présentisme ?

Un autre axe de recherche qu'il faudrait élargir est celui de la façon dont nous vivons actuellement l'expérience du temps dans notre société. Dans quelle mesure le régime d'historicité présentiste, qui s'est très largement répandu dans nos sociétés si l'on en croit François Hartog, suscite-t-il aujourd'hui des réticences qui conduisent à la production de contre-récits ? Et s'il tend à être contesté, par quelle attitude par rapport à l'histoire l'est-il ?

François Hartog montre bien de quelle façon le régime d'historicité de l'historia magistra a été abandonné autour de la Révolution, puis comment le régime futuriste a peu à peu été contesté au fil du XXème siècle avant d'être tout à fait décrédibilisé à la fin des Trente Glorieuses. Désormais, aucun de ces deux régimes ne peut être réhabilité. Il est certain que nous ne pouvons aujourd'hui trouver de modèle ni dans un âge d'or passé, ni dans un monde meilleur à venir. Nous ne sommes d'ailleurs plus prêts à sacrifier le présent à un quelconque avenir idéal et la fin du futurisme à correspondu à celle des grands modèles qui devaient organiser l'ordre à venir.

Par contre, est-ce que ne serait pas en train de se profiler une autre façon de se percevoir dans le temps ? Nous avons vu que les habitants des Bauges construisaient des récits visant à remettre de l'incertitude dans le passé, en valorisant les choix effectués, et à permettre à celui-ci d'être interrogé et utilisé. Ils veulent aussi affirmer des options pour l'avenir, même s'ils ne savent pas exactement où celles-ci vont les mener. Faire des choix nécessite désormais d'interroger et le passé et l'avenir. Il ne faut ni répéter les erreurs d'autrefois qui ont pu mener à des catastrophes, ni mettre les lendemains en péril en les sacrifiant à leur tour au présent (c'est là que se situe l'exigence en terme de durabilité, présente notamment dans l'écologie). C'est pourquoi les groupes qui veulent agir doivent rouvrir passé et avenir, ou du moins, tisser avec eux de nouveaux liens. L'incertitude est désormais toujours présente, mais elle est la condition de la liberté et permet aux acteurs du présent de se penser comme ceux qui inventent le futur, par petites touches, presque par tâtonnement, et non plus en se référant à un modèle global de pensée. Négociation, discussion, ajustements sont prépondérants dans l'élaboration des solutions. Plus qu'en termes de résultats, de finalité, d'arrivée, l'avenir est davantage pensé comme ce qui est à construire au fur et à mesure en agissant de façon juste au moment opportun 272 . D'une certaine manière, le but a disparu, reste le chemin.

Il me semble que c'est dans cette direction, dans ce désir d'inventer petit à petit le futur par des choix éclairés, qu'il conviendrait de chercher les alternatives qui se dessinent à l'hégémonie d'un présent qui ne propose rien d'autre que lui-même.

Enfin, cette question de l'évolution des rapports au temps me paraît extrêmement intéressante à poser dans le cadre d'une anthropologie comparative qui nous entraînerait hors des sociétés européennes pour nous tourner vers des groupes sociaux qui non seulement construisent différemment leur perception du temps (lorsqu'ils pensent le temps, et nous avons pu voir avec les travaux de François Jullien que ce n'est pas toujours le cas), mais qui ont aussi vécu les transformations du monde d'une toute autre façon. Je pense aux sociétés ayant subi la colonisation, à laquelle a succédé aujourd'hui une certaine mondialisation économique. Il est certain que par le biais de la globalisation, des symptômes de notre présentisme parviennent dans le monde entier. Comment celui-ci est-il reçu et retravaillé ? A la lumière des analyses menées dans cette étude, nous pouvons mettre en doute sa capacité à permettre aux groupes sociaux de penser les mutations en cours. En effet, dans la mesure où le présentisme se traduit par un désintérêt pour ce qui par le passé a pu être différent et par un refus de penser un avenir qui soit autre, sa fixation sur le présent prend parfois allures de repli sur le même, et à l'incapacité de penser l'altérité dans le temps correspond peut-être l'incapacité de la penser au présent. Dès lors, l'hypertrophie du présent ne serait-elle pas potentiellement porteuse d'une forme insidieuse d'ethnocentrisme ? Est-il possible de penser réellement la diversité des expériences humaines à partir d'un éternel présent ? En me fondant sur l'expérience baujue, je répondrai par la négative.

Dès lors, comment, à l'instar de ce qui se passe dans les Bauges, se construisent face au présentisme d'autres figurations de l'expérience du temps ?

A partir des résultats de cette thèse et en reprenant certaines des pistes esquissées, je crois qu'il serait extrêmement intéressant de poursuivre à partir d'autres travaux de terrain le questionnement sur la façon dont les différents groupes sociaux construisent les récits de leur histoire au sein des dynamiques parfois contradictoires de la mondialisation.

Notes
272.

Ce qui nous renvoie aux travaux de François Jullien, lorsque celui-ci fait remarquer que si les Chinois ne pensent pas le temps, alors ils ne pensent pas leur action comme prenant place entre un début et une fin mais seulement comme devant avoir lieu à propos, au moment opportun. Voir JULLIEN, F., Du temps...