1.1.1.1. Fondements philosophiques et sociologiques

L’approche philosophique des inégalités est ancienne. La première analyse moderne, attribuée à Rousseau, s’oppose à la pensée antique d’Aristote et de Platon qui légitiment l’existence des inégalités sociales sur des capacités naturelles différentes 1 [Corcuff, 2000]. Rousseau démontre que l’ordre naturel est l’égalité et que les inégalités naissent de l’entrée en société et de l’avènement de la propriété privée 2 . Il pose ainsi les bases d’une réflexion sur les inégalités en insistant sur leur dimension sociale et en précisant le rôle de l’autorité publique qui doit veiller à les contenir pour maintenir le contrat social viable.

Une autre contribution de poids, permettant de bien comprendre les difficultés rencontrées quant à la formulation d’une définition concrète et précise de l’inégalité revient à Tocqueville [1840]. L’auteur explique que le passage d’un état social aristocratique, générateur d’inégalités statutaires, à un état social démocratique caractérisé par la liberté et l'égalité des individus a été possible grâce à « la progression durable et irrésistible de l’égalité des conditions ». Celle-ci agirait ainsi comme un processus auto-entretenu car plus l’égalité progresse, plus les inégalités deviennent intolérables et doivent être éradiquées 3 . Cette approche illustre l’impossibilité de donner des contours précis et figés à la notion d’inégalité. Ce thème renvoie en effet à un contenu sans cesse renouvelé de sorte que certaines situations jugées comme inégalitaires aujourd’hui ne l’étaient pas hier [Fitoussi et Savidan, 2003]. On comprend mieux dès lors le flou attaché à la plupart des définitions.

En sociologie, la question des inégalités sociales a tout d’abord été pensée à travers celle des classes sociales. Plusieurs théories tentent d’identifier les critères qui participent à la formation de groupes sociaux distincts. Chacune se propose de mettre en évidence les processus complexes qui produisent les inégalités. Marx (1848) affirme le rôle essentiel du système économique dans l’élaboration des différences sociales et des inégalités. Les rapports de domination qui découlent du processus de production, structurent la société en classes fondamentalement opposées 1 . Les théories sociologiques de la stratification sociale, développées à la suite des travaux de Weber (1922), envisagent une combinaison de critères permettant d’expliquer les logiques de division. Contrairement à Marx, Weber propose une représentation non conflictuelle de la société par la gradation progressive des strates 2 . Il distingue dans la société trois sortes de hiérarchies qui correspondent à trois ordres : l’ordre économique qui détermine le revenu ou la classe de l’individu, l’ordre social qui définit le prestige ou l’honneur social et l’ordre politique qui définit le pouvoir [Boudon et Bourricaud, 1982 ; Bosc, 1993]. C’est la distribution des ressources autour de ces trois dimensions qui cristallise le positionnement des individus dans la société. L’intérêt de l’analyse wébérienne réside principalement dans cette reconnaissance de la multidimensionnalité des processus de stratification et l’autonomie relative des différentes sphères de discrimination.

L’analyse contemporaine des inégalités s’inspire largement des travaux de Bourdieu [1979] qui propose une synthèse des apports de Marx et de Weber. Bourdieu reprend la division de la société en dominants et dominés tout en élargissant les critères de différenciation. Il utilise la notion de capital au sens de Marx - le capital comme rapport social pas seulement comme chose - en la rendant plurielle. Il distingue ainsi le capital économique qui correspond aux ressources matérielles de l’individu, c’est-à-dire le patrimoine et les revenus, le capital culturel constitué par la somme des savoirs et des qualifications, le capital social matérialisé par le réseau de relations personnelles dont disposent l’individu ou le groupe et le capital symbolique qui correspond au pouvoir que confère à l’individu la possession et la reconnaissance des autres formes de capitaux.

Dans ce contexte théorique, comme chez Weber, la stratification sociale ne s’opère pas uniquement par le biais des revenus. La position de l’individu au sein de l’espace social et les inégalités qui en résultent dépendent de la distribution des différentes formes de capitaux. Bourdieu accorde cependant une importance primordiale au capital économique et au capital culturel qui constituent selon lui deux dimensions fondamentales de la différenciation sociale dans les sociétés les plus avancées, la première étant « sans aucun doute la plus importante », [Bourdieu, 1994, p. 22]. Ensuite la position sociale de l’individu se reflète à travers les centres d’intérêt, les valeurs et les goûts définis en termes d’habitus et qui participent en retour à la division sociale : l’habitus, différencié et différenciant, est à la fois un produit de la stratification sociale et un générateur de classement 1 [Lebaron, 2000].

Notes
1.

Ainsi pour Aristote l’inégalité est naturelle : « Les hommes sont libres et esclaves par nature (…). L’homme et la femme sont par nature tel que le premier est supérieur au second ».

2.

Voir le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) et Du contrat social (1762).

3.

« Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près au même niveau, les moindres les blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » [Tocqueville, 1981, p. 174].

1.

Au-delà de la dimension économique constitutive de classes en soi, Marx introduit dans son approche la notion de conscience collective d’appartenance à une classe animée par des revendications politiques communes et susceptibles de se mobiliser : la classe pour soi.

2.

Ainsi dans leur acception sociologique traditionnelle : « les strates sont des agrégats statistiques regroupant des individus qui occupent des positions semblables et ont des perspectives d’évolution similaires ; plus elles sont définies finement plus la structure sociale peut s’apparenter à un espace continu. Une classe, pour autant qu’elle diffère d’une strate, est souvent définie par ses capacités d’action collective et sa place dans des rapports de pouvoir, marqués eux par des discontinuités » [Chenu, p. 93, 2000].

1.

L’habitus représente le trait d’union entre la position sociale et le style de vie. Ce concept d’habitus permet à Bourdieu de rendre compte des modalités d’intériorisation et de reproduction de l’ordre social établi [Lebaron, 2000].