1.2.1. L’abandon des approches utilitaristes dans le débat sur les inégalités sociales

La norme utilitariste a constitué pendant longtemps le cadre exclusif de référence en matière d’économie normative. Elle reste aujourd’hui encore très présente dans nos sociétés 2 . Cette approche incontournable et essentielle, dont on peut partager les intuitions initiales, entre cependant en conflit avec les conceptions contemporaines de la justice et ne fournit qu’une conception réductrice de l’équité.

Pour les premiers utilitaristes comme Bentham (1789) ou Sidgwick (1907), les fondements de la justice sociale reposent sur le principe du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». L’interprétation que les économistes ont progressivement dégagée de cette formule conduit à la maximisation du bien-être collectif 3 , entendue comme la maximisation de la somme des utilités individuelles 4 , qui sert ensuite de règle de décision pour définir la norme de justice sociale. Le principe d’égalité reconnu par l’utilitarisme repose sur le fait que chaque individu dispose d’un poids égal lorsqu’il s’agit de sommer les utilités individuelles : l’utilitarisme suppose l’égale considération de tous les intérêts.

En dépit de cette approche séduisante d’un point de vue moral 5 , cette doctrine trahit nombre de nos intuitions. Dans le but de maintenir la satisfaction du plus grand nombre, l’utilitarisme peut par exemple remettre en cause le principe d’égalité des droits et justifier le sacrifice des droits fondamentaux des moins « utiles à la société » ou de certaines minorités. L’utilitarisme est en effet une théorie conséquentialiste : seuls comptent les résultats des actions ou des politiques, peu importe leur nature intrinsèque. La norme de justice utilitariste peut ainsi légitimer la discrimination raciale si la majorité des individus est raciste car elle n’exclut pas les préférences illégitimes au départ (préférences égoïstes, discriminatoires…). Elle repose ainsi sur une conception inadéquate de l’égalité car, en sommant les préférences individuelles, elle ne distingue pas celles qui empiètent sur les droits et les engagements d’autrui [Kymlicka, 1999].

L’autre limite éthique de l’utilitarisme est liée au fait que cette approche ne prend pas en considération la question de la répartition du bien-être au sein de la population ; elle évacue de fait toute considération redistributive. De plus, le critère de maximisation de l’utilité collective, par le biais de l’égalisation des utilités marginales, conduit à une répartition favorable aux plus avantagés 1 [Gamel, 1992]. En matière de choix des investissements de transports, par exemple, cette méthode revient à encourager les investissements les plus rentables « Ce sont les zones les plus denses, celles qui connaissent des problèmes de congestion, généralement situées dans les régions développées bénéficiant d’un niveau initial d’accessibilité élevé, qui bénéficient ainsi de ces investissements » [Bonnafous et Masson, 1999, p. 5]. L’utilitarisme participe par conséquent à l’exacerbation des différences de conditions initiales, résultat peu compatible avec les valeurs des sociétés démocratiques modernes. Ainsi si l’on se réfère à l’utilitarisme, aucune compensation n’est envisagée pour les individus défavorisés (pauvres, chômeurs, handicapés), tandis qu’on augmentera les avantages des individus dont les goûts dispendieux maintiennent leur utilité à un niveau relativement faible.

La nouvelle économie du bien-être, initiée par Pareto, tente de limiter ces dérives en instituant le principe « de moindre sacrifice du plus petit nombre » comme critère de justice. Une situation est juste lorsque le sort d’un individu ne peut être amélioré sans détériorer, même faiblement, celui d’au moins un autre individu. La notion d’ordinalité des préférences, préférée à celle de cardinalité, rend cependant impossible la comparaison et la mesure des différences d’utilité et joue comme une contrainte supplémentaire puisqu’elle suppose un accord unanime de la société afin d’aboutir à la situation pareto-optimale. Ce contexte, plus respectueux des préférences individuelles, restreint cependant fortement le champ d’application de la théorie utilitariste 2 . Concernant la prise en compte des inégalités, la nouvelle économie du bien-être présente la même défaillance que l’utilitarisme traditionnel : rien n’est dit sur la manière dont les ressources se répartissent entre les individus à partir du moment où le critère de Pareto est respecté 1 .

Notes
2.

Cette doctrine est à la base des méthodes de calcul coûts-avantages permettant de déterminer les choix publics, en matière d’investissements de transports entre autre. Elle sert également de repère éthique lors d’élections à la majorité.

3.

Cet objectif nous interroge dès lors sur les frontières à donner à la collectivité : s’agit-il de la société dans son ensemble, d’une ville, de la population mondiale, des générations futures ?

4.

Les utilités individuelles sont appréciées de manière subjective, en fonction de quatre facteurs : l’intensité, la durée, l’incertain ou le certain et la proximité ou le lointain.

5.

Il s’agit en effet d’une doctrine résolument moderne et altruiste qui rompt avec l’idée de droit naturel et de justice divine pour se concentrer sur les états de plaisir vécus par les individus [Arnsperger et Van Parijs, 2000 ; Kymlicka, 1999].

1.

Afin de limiter l’arbitraire de ce type de situation, certains économistes comme Edgeworth et Marshall ont émis l’hypothèse restrictive d’un profil psychologique identique pour tous les individus [Gamel, 1992]. Cependant cette hypothèse d’uniformisation des goûts et des préférences n’est pas sans conséquence sur la pertinence des résultats.

2.

Dans le but d’élargir le champ d’application de la nouvelle économie du bien-être, des théoriciens comme Hicks ou Kaldor, ont imaginé le versement de paiements compensatoires afin de compenser les effets négatifs de certaines réformes, dans les cas où l’optimalité parétienne ne peut être atteinte. D’effective la contrainte d’unanimité a pu devenir que potentielle [Gamel, 1992].

1.

Une troisième approche au sein de la théorie utilitariste a également été développée dans les années 1970. Elle repose sur une définition originale de l’équité comme absence d’envie (Foley, 1967 ; Kolm, 1972 ; Varian, 1974). Les comparaisons interpersonnelles sont remplacées par des comparaisons intra-personnelles. L’état social défini comme équitable correspond à un sentiment d’envie nul pour l’ensemble des individus.