1.2.3. Sen et le raisonnement en termes de capacités

Comme Rawls, Sen rejette l’approche utilitariste standard. Cependant, tout en reconnaissant l’importance de la contribution de Rawls, Sen s’en démarque nettement. Il critique l’égalité des biens premiers sociaux telle qu’elle est présentée chez Rawls car pour lui la diversité et l’hétérogénéité des individus supposent des quantités différentes de biens pour satisfaire les mêmes besoins.

Sen [2000] montre que certains individus traversant des « situations d’adversité et de privations persistantes » peuvent avoir malgré tout un niveau de satisfaction subjective élevé et échapper au processus de redistribution utilitariste. Il argumente en faveur d’une prise en compte objective des situations individuelles car l’approche subjective est « particulièrement appauvrissante lorsqu’on se trouve en présence d’inégalités solidement implantées » [Sen, 2000, p. 23]. Certains être humains sont dans une gêne en raison d’une oppression politique, culturelle ou économique : qu’en est-il de leur choix ? Peut-on réellement parler de liberté et d’égalité pour ces individus ?

Pour Sen la relation entre le bien-être des individus et la quantité de biens premiers sociaux auxquels ils accèdent n’a rien de mécanique. Les individus disposent de capacités très inégales pour atteindre leurs objectifs, même s’ils ont accès à la même quantité de biens sociaux. Ces différences de « potentialités » sont liées aux caractéristiques physiques ou intellectuelles des individus ainsi qu’à l’environnement naturel, social, politique ou culturel dans lequel ils évoluent. Les individus ont donc besoin de quantités différentes de biens primaires pour satisfaire les mêmes besoins.

Pour aller au-delà des ressources, Sen utilise le concept de functionning, concept intermédiaire entre la possession d’un bien et l’utilité qu’il permet d’obtenir. Un functionning est une réalisation à laquelle l’individu peut aboutir compte tenu de ses capacités et des biens dont il dispose. Selon la manière dont la personne utilise les biens qui sont en sa possession, elle peut atteindre plusieurs vecteurs de functionning. L’ensemble de ces vecteurs constitue ses capabilities que l’on traduira indifféremment par les termes capacités, opportunités, possibilités, potentialités ou encore « chances ».

« Dans l’évaluation de la justice fondée sur la capabilité, les revendications des individus ne doivent pas être jugées en fonction des ressources ou des biens premiers qu’ils détiennent respectivement, mais de la liberté dont ils jouissent réellement de choisir la vie qu’ils ont des raisons de valoriser » [Sen, 2000, p. 122]. Sen soutient ainsi qu’une répartition juste doit garantir un niveau de possibilités identique pour tous les individus. Les capacités des individus constituent la principale dimension sur laquelle la répartition doit agir pour atteindre l’égalité. Cependant l’approche reste relativement floue dans ces modalités opérationnelles. Sen ne précise pas réellement les capacités qu’il convient d’égaliser, de même rien n’est dit sur l’ordre de priorité entre les différentes capacités. En revanche, l’adoption d’une approche objective ainsi que la volonté de rendre compte des différentiels de capabilités, nous semblent des pistes de réflexion riches et pertinentes dans l’évaluation des situations sociales.

La théorie de Sen se situe dans une logique qui met l’accent sur les opportunités offertes aux individus plutôt que sur les résultats et qui tient compte de l’hétérogénéité des individus et donc de ce qui fait l’objet ou non d’une politique redistributive. Dans une perspective similaire on trouve les travaux d’Arneson [1989], de Cohen [1989], de Roemer [1998] et de Fleurbaey [1996]. Ces auteurs divergent sur l’appréhension de ce qui relève de la responsabilité individuelle et de ce qui est de la responsabilité de la société. Dans l’optique de Sen, les capacités des individus sortent du domaine de leur responsabilité.