1.3.3. Des difficultés méthodologiques, d’interprétation et d’opérationalité

La plupart des auteurs qui se sont penchés sur les questions d’équité, en matière de mobilité tout particulièrement, signalent nombre de problèmes pour mettre en pratique ces principes tant la normativité est absente dans de nombreux éléments : quels sont les besoins essentiels de mobilité ? Comment déterminer la différence entre « besoin » et « revendication » ? Quel niveau de service de transport doit-on offrir aux groupes défavorisés ? Parmi les groupes défavorisés, lequel est prioritaire ou le plus « méritant » pour être bénéficiaire des mesures d’équité ?… La qualité des analyses en termes d’équité et les choix en matière de politique de transport, apparaissent fortement dépendants des paramètres utilisés et des groupes de population pris en compte [Bae, 1997 ; Litman, 1999]. Pour Litman [1999], seule la désagrégation fine des populations et des coûts permet une mesure complète des impacts en termes d’équité verticale et horizontale 1 . Mais cela est souvent difficile : la disponibilité de données adéquates à un niveau détaillé faisant souvent défaut (valeur du temps par catégorie d’usager, la distribution des revenus selon l’utilisation des modes de transport, éventuellement selon le type de liaison...).

Partant d’une réflexion sur l’équité du péage urbain, Souche [2003] souligne la difficulté à dégager un « savoir partagé » sur le sujet : la référence au même concept d’équité aboutit à des résultats contradictoires. Certains auteurs jugent le péage inéquitable car « l’introduction du péage en milieu urbain […] toucherait les catégories de revenus les plus défavorisées mais également parce qu’elle créerait une iniquité territoriale entre les différentes zones de l’agglomération » [Souche, 2003, p. 124]. D’autres le jugent équitable car il permettrait d’améliorer les performances des transports collectifs et bénéficierait de fait aux personnes de revenus modestes. Cette recherche illustre les difficultés liées à la traduction des principes d’équité dans le domaine des transports, du fait de la polysémie de la notion d’équité, et des difficultés liées à la prise en compte de l’incidence d’une politique de transports sur les comportements des individus ainsi que sur l’ensemble des processus concernés. En se référant aux mêmes critères de justice sociale, les résultats peuvent être non convergents.

Un autre exemple permet d’illustrer ces difficultés d’interprétations. A partir des grands courants en matière de justice sociale, Trinder et al. [1991] ainsi que Hay et Trinder [1991] identifient une dizaine de principes d’équité applicables dans le domaine des transports. Hay et Trinder [1991] analysent ensuite comment ces différents principes ont été pris en compte dans la législation et les débats parlementaires britanniques sur le transport pendant la période 1960-1988. La principale conclusion de ces travaux souligne une forte convergence sur les principes d’égalité et de justice sociale entre les deux partis politiques (travaillistes et conservateurs). Cet apparent consensus sur les principes peut cependant donner lieu à des politiques et des mises en œuvre concrètes très différentes, ceci est dû à la forte flexibilité dans l’interprétation et l’application de ces principes 2 .

Si les nouvelles théories de la justice sociale offrent une alternative théorique à l’utilitarisme, plus cohérente avec nos intuitions morales, elles posent également d’insolubles difficultés quant à l’évaluation et l’élaboration concrète des politiques de transport. Cependant, la prise en compte des questions liées à l’équité sociale des projets, à partir des apports des théories contemporaines de la justice sociale, pourrait éclairer judicieusement les processus de décision publique. En effet, l’évolution des pratiques de mobilité et l’impact réciproque qu’elles exercent sur les modes de vie nous engagent à considérer avec attention les implications sociales des politiques. Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre exposé. Préalablement à cela, un détour par les aspects factuels, permettant de situer le contexte socio-économique de la recherche, semble nécessaire.

Notes
1.

Il en fait la démonstration en analysant qualitativement les effets, pour cinq groupes (les non-conducteurs, les conducteurs classés selon leurs revenus - bas, moyens, élevés - et l’ensemble de la population) des décisions favorisant la dépendance à l’automobile, de celles concernant les coûts pour les usagers du transport routier et de celles portant sur les subventions au transport public, en tenant compte de plusieurs types de coûts (environnementaux, économiques et sociaux).

2.

Il s’agit d’interprétations variables concernant, par exemple, la définition de la nature et de l’étendue des besoins essentiels à satisfaire, l’identification des groupes de population pris en compte…