2.1.1. Difficultés d’évaluation, brouillage du discours

L’évaluation des inégalités de niveau de vie constitue un vaste thème de recherche où les approches, les méthodes et les sources de données peuvent varier sensiblement. Ces difficultés méthodologiques contribuent sans doute à des discours divers et parfois contradictoires sur l’évolution des inégalités économiques. Pour certains elles ont augmenté, pour d’autres elles sont restées relativement stables, voire elles ont diminué.

Aucune des trois principales sources de données permettant d’évaluer les revenus des ménages n’est pleinement satisfaisante :

les données de la Comptabilité nationale sont fiables mais leur principal inconvénient est qu’elles ne sont disponibles qu’à un niveau macro-économique se prêtant mal à la désagrégation par catégories de ménages. Elles présentent néanmoins l’intérêt de mettre en évidence les éventuels décalages avec les autres sources disponibles.

celles produites par l’INSEE grâce à des enquêtes périodiques, d’origine déclarative, comme l’enquête « Budget de famille », posent quelques problèmes d’estimation compte tenu des réticences rencontrées en France sur les questions relatives à la situation économique 1 du ménage, mais également du fait des oublis non volontaires et des erreurs d’appréciation 2 .

l’information issue des déclarations fiscales des ménages apparaît comme la plus homogène et le plus complète. La source fiscale couvre pratiquement l’ensemble de la population – seulement 2 % des foyers ne sont pas pris en compte- puisque même les foyers non imposables remplissent une déclaration fiscale. A partir de ces données, destinées à établir l’impôt sur le revenu, l’INSEE a mis en place l’enquête « Revenus fiscaux » qui reconstitue à l’échelle du ménage les informations fournies par la Direction Générale des Impôts au niveau du foyer fiscal.

La difficulté à cerner les revenus du patrimoine est encore plus grande. L’information est peu fiable et les marges d’erreur issues des sources déclaratives peuvent être importantes. Cette situation est particulièrement contraignante car cette variable est très concentrée sur les très hauts revenus [CERC, 2002 ; Lollivier, 2000]. Les déclarations fiscales ne recensent ni les revenus du capital légalement non imposés, comme les livrets et plans d’épargne exonérés (livret A, PEL, PEA, PEP, assurance vie…) ni les intérêts soumis au prélèvement libératoire et donc exonérés (intérêts d’obligations, bons, etc.) [Guillemin et Roux, 2001 ; Piketty, 2002]. Ainsi, la multiplication de produits financiers défiscalisés au cours des dernières années renforce les difficultés d’estimation. La Direction Générale des Impôts met à disposition les fichiers destinés à établir l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Mais ces données ne portent que sur certains actifs patrimoniaux et d’autre part, elles ne concernent que les foyers assujettis à l’ISF. Elles ne permettent donc pas d’estimer la distribution et l’évolution du patrimoine de l’ensemble de la population [Champagne et Maurice, 2001]. Il existe des enquêtes plus spécifiques, d’origine déclarative mais elles sont encore très récentes 1 . De plus, même dans ces enquêtes, les essais de mise en cohérence des données (avec la Comptabilité nationale ou avec les données estimées par la Banque de France) montrent que le patrimoine des ménages est grandement sous-estimé : cela tient probablement à la volonté délibérée de certains ménages de minimiser leur patrimoine mais également aux difficultés que représente une telle estimation [Bihr et Pfefferkorn, 1999]. On peut donc raisonnablement conclure que la plupart des informations disponibles sur le patrimoine sous-estiment les inégalités réelles qui le traversent.

Ainsi, la quantité et la qualité des informations disponibles pour mesurer les inégalités de niveau de vie sont encore très insuffisantes. Ce constat 2 , unanimement partagé [Bihr et Pfefferkorn, 1999 ; Maurin, 2003 ; Piketty, 2001], est d’autant plus surprenant qu’il « (…) contraste singulièrement avec l’importance accordée au chômage, à la fracture sociale etc. dans le débat public français des années quatre-vingt-dix » [Piketty, 2001, p. 6]. Il n’existe pas à notre connaissance de données satisfaisantes permettant d’appréhender les inégalités à l’aune de la distribution de l’ensemble des ressources perçues par les ménages (salaires, revenus sociaux, patrimoine).

Il s’agit d’une lacune importante dans la compréhension des phénomènes inégalitaires contribuant sans doute à entretenir le décalage entre la mesure des inégalités et leur perception et par la même, la méfiance à l’égard des approches quantitatives. En second lieu, on constate que lorsqu’elles existent, les données souffrent d’un décalage temporel avec la réalité socio-économique du fait de la périodicité des enquêtes et compte tenu des délais de traitement 3 et de mise à disposition par les organismes d’Etat. Troisièmement, il convient de rappeler que les sources le plus fréquemment utilisées rendent assez mal compte de la situation des populations situées aux extrémités de la hiérarchie sociale. Les données ne couvrent que les ménages dits « ordinaires » ce qui revient à exclure du champ d’analyse les sans domicile fixe, les personnes vivant en institution, en foyer ou en centre d’hébergement (retraités, étudiants, jeunes, invalides …). Des difficultés se posent également pour cerner les catégories les plus aisées car la collecte des informations n’est pas assez détaillée 4 . Enfin, on observe que les données restent encore trop dispersées dans l’espace institutionnel (INSEE, DARES, DGI, CNAF…) et ce malgré des efforts, ce qui nuit à leur comparabilité, avec des conséquences très préjudiciables pour la compréhension de la dynamique inégalitaire [Bihr et Pfefferkorn, 1999].

Notes
1.

Dans l’enquête « Budget de famille », « le questionnaire sur les revenus passe en revue tous les types de ressources et tous les individus du ménage. Pour chaque ressource, on repère d’abord son existence, puis on demande son montant. Lorsque le ménage n’a pas pu ou pas voulu indiquer le montant, on estime ce dernier à partir des caractéristiques de l’individu ou du ménage (revenus simulés à l’aide d’un modèle économétrique) » [Hourriez et Legris, 1997, p. 37]. 70 % de ménages acceptent de participer à l’enquête, parmi ceux-ci environ 5 % n’ont pas déclaré leurs revenus de façon satisfaisante.

2.

L’INSEE met également à disposition depuis 1994, l’enquête « Panel européen » qui reste encore peu utilisée dans les travaux actuellement disponibles. Le principal atout de cette enquête est de suivre un échantillon de ménages (7 000 environ) sur plusieurs années, afin d’offrir un réel suivi des trajectoires de revenu des ménages, permettant de mieux cerner l’évolution des situations au cours du cycle de vie par exemple [Hourriez et Roux, 2001].

1.

Les sources spécifiques, tentant d’estimer le niveau et la composition du patrimoine, sont les enquêtes « Actifs financiers », mises en place en 1986, répétées en 1991-1992 puis renouvelées sous une forme allégée en 1997-1998 puis en 2003-2004 sous la dénomination d’enquête « Patrimoine ».

2.

Bihr et Pfefferkorn [1999], en introduction de leur ouvrage de synthèse sur les inégalités, pointent les mêmes dysfonctionnements de l’appareil statistique français auxquels ils ajoutent le « manque de curiosité des chercheurs » sur ce thème. A l’instar de Maurin [2003], nettement plus critique, qui voit dans la rareté des approches globales sur les inégalités dans le champ scientifique : « (…) le reflet du manque d’intérêt général pour la contre-expertise et des insuffisances, du point de vue des données quantitatives globales, d’une sociologie davantage portée vers les grands débats théoriques ou la « micro »-sociologie de terrain » [Maurin, 2003, p. 31].

3.

On estime à environ deux ans les délais de traitements et de calculs pour les enquêtes « Revenus fiscaux ».

4.

Les tranches utilisées par l’administration fiscale n’ont pas été relevées depuis les années soixante si bien que la tranche la plus élevée regroupe plus de 240 000 contribuables ayant des revenus imposables supérieurs à 76224,5€ (500 000 Francs) en 1998, contre seulement 363 contribuables en 1961 [Piketty, 2001].