2.1.4. Au-delà des statistiques, de profondes transformations socio-économiques

Le ralentissement de la croissance consécutif aux crises pétrolières des années soixante-dix, a sérieusement remis en cause la dynamique d’homogénéisation des conditions sociales observées dans la période précédente. Les transformations du système productif (mutation technologique, tertiarisation, mondialisation …) ont affecté le marché de l’emploi avec pour conséquence un effritement de la condition salariale qui marque une rupture nette avec le système d’intégration par le travail de la société industrielle des « Trente glorieuses ».

Nous serions ainsi passés d’une société industrielle hiérarchisée, fondée sur des rapports de domination mais garantissant un modèle d’intégration, à une société « postindustrielle » génératrice de phénomènes d’exclusion 2 [Touraine, 1992]. Pour Castel [1999] le phénomène est beaucoup plus général dans la mesure où la fragmentation des statuts d’emploi conduirait à une complète métamorphose de la structure sociale. Après une longue période de protection, on assisterait ainsi à la création de « vulnérabilités de masse » qui vont au-delà des situations d’exclusion. Pour mieux exprimer l’idée d’un processus global qui ne remet pas en cause le continuum social, Castel préfère la notion de « désaffiliation » à celle d’exclusion. Qu’elles soient pensées en termes d’exclusion ou de « désaffiliation », ces profondes transformations, de nature plus que transitoire, ont contribué à remettre la question des inégalités sur le devant de la scène et cela malgré la réduction de leur ampleur.

Aujourd’hui les inégalités plus diversifiées et plus complexes à percevoir qu’elles ne l’étaient auparavant, s’insinuent davantage dans les trajectoires individuelles. Les travaux de Fitoussi et Rosanvallon [1996], tout comme ceux de Cohen [1997], mettent en évidence de nouvelles inégalités qualifiées d’intracatégorielles qui se superposent aux inégalités traditionnelles : « [les nouvelles inégalités] procèdent de la requalification de différences à l’intérieur de catégories auparavant jugées homogènes » [Fitoussi et Rosanvallon, 1996 ]. Ces nouvelles divisions, entre personnes qui partageaient autrefois des conditions d’existence similaires, font que deux individus relativement proches à l’origine peuvent se retrouver dans des situations sociales très différentes. « La nouvelle misère du capitalisme contemporain est donc de créer au sein de chaque groupe social, au sein de chaque vie, des tensions qui étaient jusqu’alors l’apanage des rivalités inter-groupes » [Cohen, 1997, p. 79]. Pour certains, les inégalités contemporaines supposent un décentrage des analyses traditionnelles basées sur les positions sociales structurelles afin de mieux intégrer l’analyse des trajectoires individuelles 1 .

La complexification et l’individualisation du phénomène inégalitaire ne sont pas sans conséquence du point de vue de la perception des inégalités sociales. Celles-ci ne seraient plus perçues à travers un prisme collectif mais davantage contingentes des compétences personnelles. Elles seraient donc vécues en termes de souffrance psychiquecar le fonctionnement actuel de la société individualise le vécu des inégalités [Dubet, 2001 ; Fitoussi et Rosanvallon, 1996]. Pour Chauvel [2001], c’est cette non-correspondance entre vécu objectif et vécu subjectif des inégalités qui permet de rendre compte de la situation actuelle, caractérisée par une incapacité des individus à formuler des revendications communes. Ainsi on se trouverait aujourd’hui dans une situation de « classes sociales sans conscience ».

Notes
2.

« Nous étions dans une société industrielle où on était en haut ou en bas, nous sommes maintenant dans une société où on est dedans ou dehors » [Touraine, 1992, p. 157].

1.

De nombreuses recherches sociologiques font état de cette modification dans l’appréhension des inégalités sociales, en fondant le plus souvent leur démarche sur une approche biographique insistant sur le vécu des inégalités [Bouchayer, 1994].