2.2.3.2. Quelles conséquences sur les inégalités socio-économiques ?

Si l’on admet que la stratification sociale de l’espace urbain n’est pas la simple projection des clivages sociaux, il convient de s’interroger sur les effets « retour » de la localisation résidentielle sur les inégalités économiques et sociales. Nous l’avons vu précédemment, certains espaces cumulent les atouts, d’autres les difficultés, si bien qu’« au lieu de corriger les plus criantes inégalités, la localisation tend à les alimenter … » [Boissieu, 2004, p.7].

Deux principaux mécanismes sont généralement mobilisés pour rendre compte des processus par lesquels les individus peuvent subir les conséquences de leur propre localisation résidentielle. La « pathologie » la plus couramment évoquée a trait à la distance spatiale séparant les zones d’habitat des groupes défavorisés des lieux d’emploi, c’est l’hypothèse du spatial mismatch. L’autre mécanisme réside dans l’existence d’externalités locales capables d’engendrer des processus cumulatifs ascendants lorsque l’environnement résidentiel est favorisé, et à l’inverse descendants dans le cas des quartiers défavorisés.

L’hypothèse du spatial mismatch formulée par Kain (1968), énonce que la distance physique séparant les lieux de résidence des lieux d’emplois est un obstacle, pesant significativement sur les chances de retrouver un emploi. Cette théorie tente d’expliquer les forts différentiels de taux de chômage et de salaires par le plus grand éloignement des catégories défavorisées des lieux d’emploi tel que l’on peut l’observer outre-atlantique 1 . Cette hypothèse reste cependant discutée, car les résultats des recherches empiriques ne sont pas univoques [Taylor et Ong, 1995]. En France, la plupart des travaux qui se proposent de tester cette hypothèse montrent que le pouvoir explicatif de la composition locale du lieu de résidence (externalités locales, réseaux sociaux, voisinage), l’emporte largement sur celui des variables d’accessibilité physique à l’emploi, pour rendre compte des probabilités de retour à l’emploi des chômeurs [Bouabdallah et al., 2002 ; Choffel et Delattre, 2003 ; Gobillon et Selod, 2004].

Le deuxième corpus d’hypothèses tentant de mettre à jour l’effet de la ségrégation résidentielle sur les inégalités socio-économiques repose sur l’analyse de l’impact des externalités locales. En matière d’éducation par exemple, des recherches ont montré que la réussite d’un élève dépendait des caractéristiques socio-économiques des autres élèves de la classe, ce que l’on a appelé les effets de pairs ou peer group effects [Maurin, 2004 ; Piketty, 2004 ; Zenou, 2004]. Les élèves progressent mieux entourés de bons élèves et à l’inverse les chances de succès sont plus limitées lorsque le niveau de la classe est mauvais. Or la ségrégation résidentielle conduit « naturellement » à d’importantes différences entre établissements, aggravées par le développement de stratégies consuméristes des familles vis-à-vis de l’institution scolaire (recours au privé, contournement de la carte scolaire). De même, en matière d’emploi les personnes les moins aisées disposent d’un réseau « utile » plus restreint et ont plus de difficultés à tirer profit de leurs « relations » qui rencontrent souvent les mêmes problèmes d’insertion sur le marché de l’emploi : « le rassemblement en un même lieu d’une population homogène dans la dépossession a aussi pour effet de redoubler la dépossession (…) » [Bourdieu, 1993, p. 261]. Ces mécanismes fonctionnent ainsi comme un processus auto-entretenu au terme duquel les populations les plus défavorisées s’enlisent dans des situations dont il est très difficile de s’extraire. Les situations d’échec deviennent chroniques et créent une véritable distance sociale à la réussite. Enfin, un troisième élément d’accentuation des inégalités lié à l’espace peut également être avancé. Il s’appuie sur l’existence de phénomènes discriminatoires à l’embauche selon le quartier ou la commune. Faute de données appropriées, cette hypothèse a été jusqu’à présent insuffisamment testée en France.

Au terme de cette approche sur les inégalités socio-économiques et leurs multiples dimensions, nous souhaiterions insister sur le fait que les inégalités ne se présentent pas isolées dans la société, elles forment un système et leurs effets ont tendance à se cumuler. Les inégalités « s’engendrent les unes les autres ; elles constituent un processus cumulatif, au terme duquel les privilèges s’accumulent à l’un des pôles de l’échelle sociale tandis qu’à l’autre pôle se multiplient les handicaps ; et, elles tendent à se reproduire dans le cours des générations » [Bihr et Pfefferkorn, 1999, p. 356]. L’observation des inégalités au cours des dernières décennies ne permet pas de conclure à un accroissement fort des écarts entre individus. En revanche, on constate que le phénomène inégalitaire s’est complexifié et diversifié sous l’effet de profondes transformations socio-économiques. Celles-ci se sont accompagnées d’une modification des modes de vie. Dans la partie suivante, nous exposerons à partir des principales transformations sociétales, l’évolution des pratiques de mobilité.

Notes
1.

Plusieurs arguments sont évoqués en vue de justifier le rôle néfaste de la déconnexion physique entre lieu de résidence et d’emploi. Cette situation : a) altère la qualité de l’information dont dispose les individus les plus éloignés, b) induit des coûts de transport élevés en termes monétaires et temporels, c) limite la zone de prospection des individus et peut même les conduire à refuser certaines propositions au regard du salaire proposé. Pour l’employeur elle accroît le risque d’absentéisme et de fatigue des employés [Thisse et al., 2004]. Enfin, d’autres recherches empiriques montrent que l’efficacité de la prospection diminue avec la distance aux emplois. Pour une revue de la littérature sur ce sujet voir Gobillon et Selod [2004].