3.2.2. Des rapports à l’espace stratégiques et diversifiés

L’évolution des pratiques de mobilité au cours des dernières décennies se caractérise par un accroissement significatif des vitesses et par une stabilité des budget-temps. Conformément aux analyses de Zahavi (1980), les gains de temps ont été réinvestis dans la dilatation de l’espace. Cette idée qui n’allait pas de soi au début des années quatre-vingt [Dupuy, 2000], s’est concrétisée grâce à la généralisation de la conduite automobile et au développement d’infrastructures routières et autoroutières. L’accessibilité aux lieux s’est améliorée si bien qu’aujourd’hui, les possibilités de connexions rapides entre les différentes zones de l’espace sont intégrées comme une capacité stratégique offrant une meilleure maîtrise de l’espace-temps. Ces transformations ont consolidé une réelle dynamique du choix en matière d’habitat, d’éducation, de loisirs, de consommation et de relations sociales. Ce principe d’organisation, très largement partagé, se reflète à travers la recomposition socio-spatiale des territoires (périurbanisation, spécialisation fonctionnelle et sociale...).

Depuis les années soixante-dix, la localisation résidentielle des ménages se traduit par un éloignement de la population du centre vers la périphérie. Ainsi dans une aire urbaine donnée, le taux de croissance de la population est d’autant plus élevé que l’on s’éloigne de la ville-centre. Les résultats du Recensement Général de la Population de 1999 confirment ce modèle dominant de l’étalement urbain, bien que quelques aires urbaines s’en écartent [Bessy-Piétri, 2000]. Les tendances les plus récentes montrent que l’urbanisation se poursuit toujours plus loin des villes [Morel et Redor, 2006]. Les préférences des ménages pour les zones les moins denses ont été motivées par le désir d’accession à la propriété, les difficultés rencontrées pour se loger dans les villes-centre (logements de petite taille, flambée des prix de l’immobilier…) et parfois la volonté de fuir certains problèmes urbains 1 . Entre 1960 et 2003, le coefficient budgétaire des dépenses de logement s’est fortement accru, passant de 12 % à 24 % du budget total des ménages, alors que dans le même temps les coûts de transport n’ont cessé de se réduire [Insee, 2005]. Dans ce contexte, la mobilité est progressivement devenue une variable d’ajustement permettant de maîtriser les dépenses consacrées à se loger [Polacchini et Orfeuil, 1999].

Le redéploiement de la population dans l’espace a renforcé la dissociation entre lieux d’emploi et de résidence. En 1999, la part des actifs travaillant hors de leur commune s’élève à 61 % (contre 52 % en 1990 et 46 % en 1982) [Talbot, 2001]. La proportion de migrants varie selon la localisation résidentielle, en moyenne elle touche 32 % des actifs des centres urbains contre 76 % des actifs résidant en banlieue et 79 % des habitants de périphérie [Mignot et al., 2004]. Les emplois restent globalement plus concentrés que les actifs : la ville-centre regroupe plus de 41 % des emplois contre 27 % des actifs occupés. Les entreprises continuent en effet de privilégier les localisations centrales pour bénéficier des aménités urbaines. Les implantations périphériques se développent lentement et sont principalement motivées par le coût du foncier, les opportunités d’extension et la proximité des voies rapides [Aguilera, 2002 ; Buisson et al., 2001]. La périurbanisation de l’habitat s’est également accompagnée d’un développement des pôles d’activités commerciales en périphérie : les commerces ont « suivi » la population [Aguilera et Mignot, 2002]. Aujourd’hui les deux tiers des achats sont réalisés dans les centres commerciaux périphériques, façonnés pour et par l’automobile [Chalas, 2001, cité in Mignot et al., 2004]. Parallèlement à ces évolutions, on observe un développement de pôles d’activités de loisirs (multiplexes, restaurants…) autour de ces zones commerciales, générant une part importante de flux non radiaux.

Dorénavant, les personnes entretiennent une relation plus rationnelle et plus réticulaire aux territoires [Ascher, 2001] : elles habitent dans un lieu, travaillent dans un autre, se distraient dans un troisième, etc... La diversité des ancrages conduit à une « archipélisation » des espaces de vie marquée par la discontinuité [Kaufmann et al., 2004]. Dans ce contexte, les pratiques de déplacements deviennent plus sélectives et plus électives. Les comportements quotidiens, toujours plus individualisés, se jouent des distances. Le lieu de domicile et son environnement ne constituent plus l’unique support de la vie sociale et économique des individus. De même, le lieu de travail, plus variable qu’autrefois (chômage, interim, CDD, tertiarisation), n’est plus un repère spatial fort [Crague, 2003]. Si l’attachement au lieu de résidence demeure, la plupart des observations nous incitent à dépasser les approches basées sur la notion d’ancrage territorial définitif. Néanmoins, pour les laissés pour compte des transformations socio-économiques, le quartier peut rester le dernier refuge identitaire [Bidou-Zachariasen, 1997 ; Dubet et Lapeyronnie, 1992].

Notes
1.

En référence aux travaux de Urbain [2002], Sencébé et Lépicier [2005] font état d’une stratégie de « préservation » « concernant les couches moyennes et populaires qui émigrent dans le périurbain autant par un processus de relégation dans les périphéries qu’au travers de stratégies résidentielles, sous contraintes, visant à échapper aux banlieues défavorisées et à accéder à des lieux permettant l’entre-soi » [Sencébé et Lépicier, 2005, p. 4].