3.3.3. L’insertion sociale des individus

Au sein d’une société valorisant les mobilités, une bonne insertion sociale passe par la capacité à nouer des liens diversifiés en s’affranchissant des barrières géographiques. Dans la sphère professionnelle Boltanski et Chiapello [1999] montrent comment la rigidité constitue dorénavant un critère de classification sociale permettant de définir des « états de grands et de petits ». Cette rigidité peut, entre autres origines, résulter de « l’attachement à un lieu qui, en rendant immobile et en enracinant dans le local, enferme le petit dans le cercle des liens déjà frayés et l’empêche de faire de nouvelles connexions » [Boltanski et Chiapello, 1999, p. 179]. Ainsi, les impératifs de mobilité ne préjugent pas d’une meilleure fluidité sociale, bien au contraire : « Les formes de mobilité réversible sont en effet de plus en plus nécessaires pour combiner les différentes sphères de la vie sociale. Rendues possibles par la technologie, elles ont certes allégé certaines contraintes de la vie quotidienne, mais en ont créé de nouvelles. Surtout, elles produisent de nouvelles inégalités qui se construisent autour de l’accès, des compétences et des appropriations cognitives» [Kaufmann, 2005, p. 132].

Les classes sociales favorisées bénéficient pleinement des conditions de « mobilité facilitée » [Wiel, 1999] pour construire leur projet de vie en toute liberté. Pour d’autres en revanche, ces nouvelles injonctions à la mobilité sont autant de contraintes à gérer. Le rapport aux lieux proches et lointains relève de dimensions symboliques et matérielles. Il est vécu de manière différente selon les caractéristiques socio-économiques des individus. Parmi les habitants du périurbain, par exemple, Roch [1998] distinguent trois groupes caractérisés par leurs pratiques de mobilité vers les espaces extérieurs à la commune de résidence et notamment vers la ville-centre : « à la mobilité « stratégique » du type « détaché » caractérisant l’habitant des couches favorisées on peut opposer la mobilité « contrainte » du type « replié » appartenant aux couches populaires, tandis qu’une mobilité « maîtrisée » caractérise le « participationniste » » [Roch, 1998, p. 140]. Cet exemple illustre les rigidités qui peuvent contrarier certains projets ou qui empêchent leur formulation même.

Enfin, au sein du système des déplacements, certaines formes de mouvements sont plus valorisées que d’autres. Les mobilités de loisirs, les vacances, le tourisme constituent un nouvel « art de vivre » qui réorganise les liens sociaux, amicaux et familiaux « par la structuration de « tribus de pratiquants culturels, sportifs et estivaux… ou exclus, assignés à résidence au cœur d’une culture - d’un culte - des mobilités » [Viard, 2002, p. 15]. Ces aspirations partagées demeurent éminemment distinctives [Rouquette, 2001]. Les différentes formes de réduction du temps de travail, qui se traduisent le plus souvent par des modulations hebdomadaires ou annuelles pour les cadres, tandis qu’elles prennent la forme de diminution journalière du temps de travail chez les ouvriers et les employés, ont toutes les chances de creuser les écarts entre les catégories sociales [Coulangeon et al., 2002]. Dans un contexte marqué par un rééquilibrage des temps sociaux en faveur des temps hors travail, l’impact de ces inégalités économiques de mobilité n’est pas à sous-estimer. D’autant que certains confèrent à cette mobilité choisie, organisée et source d’expériences, un réel rôle intégrateur, constitutif de nouvelles identités [Rauch, 2003 ; Yonnet, 1999].

Les enjeux sociaux soulevés par les normes de mobilité actuelles sont encore trop souvent négligés. Ils viennent pourtant nuancer le diagnostic global de l’amélioration généralisée des conditions de mobilité. Les tensions qui pèsent sur les mobilités, nous interrogent sur le rôle spécifique du revenu au sein d’un système explicatif réflexif et complexe.

Ce premier chapitre propose une vision d’ensemble, sans doute superficielle par certains aspects mais qui offre un éclairage « diversifié », permettant de présenter les inégalités dans leur diversité et d’envisager les difficultés que peuvent présenter leur identification, leur mesure ou la volonté de les réduire.

Les recherches réalisées autour de ce thème générique ont pour but de fournir une contextualisation politique, sociale et économique des inégalités et de leurs dynamiques. L’ensemble des documents analysés reflète l’état d’une société en transition entre une époque révolue (celle de la croissance et des structures sociales des Trente glorieuses) et l’avènement d’une société caractérisée par une forte précarisation de l’emploi et une instabilité des parcours individuels. On assiste plus à un déplacement des inégalités qu’à un réel creusement des écarts : alors que les inégalités traditionnelles concernaient des groupes sociaux précis (les personnes âgées et les ouvriers), elles ont eu tendance à s’étendre à toutes les catégories de la population même si certaines restent plus vulnérables (jeunes, femmes, immigrés, familles monoparentales). Nous avons également pu mettre en évidence comment des inégalités de genre, de formation et de localisation venaient se greffer à la plupart des inégalités verticales observées. Ces évolutions sociétales sont porteuses de changements concernant l’organisation des modes de vie et les mobilités. Elles laissent apparaître de nouvelles exigences de réactivité et d’adaptabilité dont la mobilité est le vecteur.

Au plan conceptuel, l’analyse bibliographique a souligné le caractère dynamique et évolutif des inégalités sociales. Pour sortir de cette impasse, la plupart des définitions font l’hypothèse implicite que la répartition que l’on analyse concerne un bien socialement valorisé. Cette acception suppose l’identification d’une norme sociale en matière de mobilité, norme à partir de laquelle les situations pourront être évaluées. Il s’agit d’un exercice relativement complexe compte tenu de la spécificité du bien transport. Cependant le diagnostic des évolutions concernant les pratiques de mobilité met en évidence des besoins de mouvement accrus dans les sociétés contemporaines modernes. Partant de ces constats, il semble donc possible de dépasser les difficultés communes à toute définition dépendante de normes sociales, en décomposant les processus de différenciation sociale qui ne sont pas forcément repérables à « première vue ». A partir des exigences de mobilité imposées par les sociétés modernes, il s’agira de voir comment certains peuvent en être exclus ou avoir plus de difficultés que d’autres à s’y conformer.

Nous avons également pu mettre en évidence que le recours aux théories de la justice sociale, offrait des pistes de réflexion intéressantes permettant d’intégrer des considérations d’ordre éthiques et sociales dans l’évaluation des politiques, en les fondant sur des bases théoriques solides. Quelques tentatives récentes ont illustré comment ces enseignements théoriques pouvaient se décliner dans le domaine des transports. Cet exercice nous a permis d’envisager la difficulté d’une traduction sectorielle de principes de justice universels. En effet, la déclinaison concrète des principes de justice est un exercice complexe et délicat qui n’est pas exempt de certaines simplifications. Elle suscite tout une série de questions par rapport à notre sujet d’étude : Quelles sont les inégalités en matière de mobilité ? Quelles sont les catégories défavorisées en regard des capacités de mouvement requises ? Quels sont les moyens permettant d’améliorer l’égalité des chances ? Ces interrogations vont guider l’approche empirique que nous développerons dans la suite de ce travail. Au terme de notre recherche, elles pourront être explicitées.