1.2.1. Des connaissances très ciblées et dispersées dans divers champs disciplinaires

En socio-économie des transports, la question des inégalités de mobilité est une thématique relativement récente qui a pris deux orientations principales. La première s’est développée autour d’analyses axées sur la compréhension des pratiques de populations, hétérogènes dans leurs caractéristiques, mais ayant en commun le faible montant de leur revenu. La seconde s’est intéressée aux modes de différenciation territoriale en privilégiant une approche spatialisée du problème.

Le plus souvent, les travaux adoptant une entrée par les caractéristiques socio-économiques, analysent la mobilité de groupes spécifiques : jeunes, chômeurs, femmes ou immigrés… [Abdelkrim, 1994 ; Begag 1991, 1993 et 1995 ; Buffet, 2003 ; Costes, 2002 ; Coutras, 1993 ; Harzo et al ., 1995]. Les conditions de mobilité particulières rencontrées par ces catégories d’individus ont ainsi pu être explicitées : difficultés à se repérer dans la ville, sentiment d’insécurité dans un espace public dont on ne maîtrise pas les codes, contexte social soucieux de préserver certaines valeurs culturelles, modèles de consommation spécifiques, etc. D’autres approches ont tenté d’élaborer une vision plus globale, tout en restant focalisées sur les situations de pauvreté ou de grande pauvreté [Le Breton, 2004 ; Mignot et al., 2001]. Elles décrivent une mobilité relativement limitée et font état de réelles pratiques d’économie des ressources physiques et financières. Au sein des catégories les plus démunies, la mobilité s’inscrit dans des territoires éclatés au périmètre restreint dont les frontières sont à la fois techniques et sociales. Les espaces connus s’opposent alors à l’immense terrain inconnu que constitue le reste de l’agglomération.

Ces travaux révèlent les insuffisances chroniques de l’offre de transport traditionnelle et le manque d’information qui caractérise les usagers les plus modestes [Harzo et al., 2001]. Ces approches reflètent aussi la forte dimension psycho-sociale, symbolique et culturelle de la mobilité. En effet, les difficultés rencontrées pour se déplacer peuvent être liées à des facteurs exogènes au système des déplacements. Les obstacles auxquels doivent faire face certains individus ou groupes sociaux renvoient à des paramètres divers qui se situent en amont de la concrétisation du déplacement ou qui y concourent directement. Pour Orfeuil [2004] « la mobilité effective suppose en préalable un projet de mobilité, ce projet dépend de capacités, de compétences, de liens sociaux, qui sont eux-mêmes renforcés ou amoindris par nos pratiques » [Orfeuil, 2004, p. 13]. Kaufmann [2001] s’intéresse également aux logiques d’actions que sous-tendent les déplacements. A travers le concept de motilité, il distingue la potentialité (motilité) du mouvement (mobilité): « (…) la motilité se compose de facteurs relatifs aux accessibilités (les conditions auxquelles il est possible d’utiliser l’offre au sens large), aux compétences (que nécessite l’usage de cette offre) et à l’appropriation cognitive (l’évaluation des possibilités) » [Kaufmann, 2005, p. 126]. La prise en compte simultanée des différents paramètres permet de comprendre les tensions qui pèsent sur l’élaboration des déplacements. Il s’agit d’un exercice complexe qui suppose l’hybridation des méthodes privilégiées jusqu’à présent dans le champ de l’analyse de la mobilité.

Peu de recherches sont ciblées sur un motif de déplacement particulier. La dissociation croissante entre lieux d’emploi et de résidence ainsi que les nouvelles règles du marché du travail n’ont pas démenti ce constat quelque peu surprenant, notamment concernant la prise en considération des déplacements domicile-travail. Sur cette question cruciale, certains travaux ont cependant considérablement amélioré les connaissances en tenant compte des disparités de comportements observées selon la catégorie socio-professionnelle, en Ile-de-France tout particulièrement [Baccaïni, 1996 ; Berger, 2004 ; Wengenski, 2003]. Ce genre d’approches reste rare et cela tient probablement au fait qu’en France, l’accessibilité au marché du travail ne constitue qu’une finalité parmi d’autres de la politique de la ville. La question de la mobilité vers les zones d’emploi n’a jamais constitué une préoccupation à part entière au sein des objectifs nationaux de la politique de la ville : « L’idée générale qui sous-tend l’approche française est celle d’un rétablissement des exclus dans leur droit à la mobilité, quelle que soit la finalité du déplacement (l’emploi ou tout autre activité urbaine) » [Ghorra-Gobin, 2001, p. 2].

En fait, la plupart des analyses tentant de rendre compte des inégalités de mobilité ont développé une approche très territorialisée du problème. Il s’agit souvent d’études et de rapports conduits dans les quartiers dits sociaux et commandités par les services de l’État ou les autorités organisatrices de transport [CERTU, 1993 ; CETE, 1996 ; CETUR, 1993 ; CNT, 1991 ; Delarue, 1991 ; DIV, 1993 ; Sueur, 1998]. Au début des années quatre-vingt-dix, des recherches ont mis en évidence les stratégies développées par les résidants des quartiers défavorisés pour se déplacer. Si les situations d’enfermement étaient de plus en plus rares, la desserte en transports en commun, calée sur les besoins de « l’individu moyen » ou des « inclus » apparaissait mal adaptée. Essentiellement radio-concentrique et concentrée sur les heures de pointe, l’offre spatio-temporelle restait généralement défaillante au regard des besoins spécifiques des habitants, davantage exposés aux horaires de travail atypiques, à l’emploi industriel de périphérie, aux établissements scolaires professionnels plus dispersés et souvent mal desservis [Begag, 1995 ; Chevallier, 1996 ; CNT, 1991 ; Guédez, 1995]. Ces recherches soulignent cependant que la problématique de l’exclusion ne se résume pas uniquement à l’offre de transports disponible [Begag, 1995 ; Guédez, 1995 ; Remy et Voyé, 2002]. Ainsi, même si les habitants ont physiquement les moyens de quitter leur lieu de résidence, encore faut-il qu’ils aient des raisons de le faire : « les transports ont placé la ville à portée de main de tous, au fur et à mesure que la précarité croissait dans les quartiers ; à portée de main, mais pas à portée de bourse » [Begag, 1995 cité dans Guédez, 1995, p. 167].

Des approches ont tenté de se distinguer des analyses centrées sur les « quartiers difficiles ». Dépassant les limites de la ville-centre et de sa proche banlieue, plusieurs travaux font état des difficultés de mobilité particulières rencontrées dans le périurbain [Amaouche et al., 2001 ; Baudelle et al., Coutard et al., 2001 ; Roch, 1998 ; Rougé, 2005]. L’originalité de cette entrée est d’admettre que les situations de précarité et les difficultés financières se répartissent de manière diffuse sur le territoire, même si certains quartiers cumulent les difficultés. Dans un contexte où le besoin d’accéder à la mobilité motorisée se fait impérieux, forte pression budgétaire, fatigue, perte de repères sociaux et désillusion face à un mode vie valorisé, caractérisent le vécu quotidien des périurbains modestes qui voient ainsi leurs attentes fortement contrariées [Rougé, 2005]. Leur mobilité est restreinte aux déplacements les plus indispensables, si bien qu’en dehors du travail, les sorties se limitent souvent aux achats domestiques. Les loisirs et les relations de sociabilité sont peu nombreuses, parfois inexistantes. Coutard et al. [2001 ; 2002] sur la pauvreté périurbaine en France et au Royaume uni 1 opposent au modèle de la « dépendance automobile » qui caractérise la situation britannique, compte tenu de la répartition spatiale des lieux, de la dégradation des transports en commun et de la flexibilité du marché de l’emploi, celui de la « dépendance locale » qui reflète la situation française. Celle-ci se caractérise par un mode de vie basé sur la proximité, « l’utilisation parcimonieuse de l’espace-temps », le recours aux transports en commun et à la marche à pied parallèlement aux accompagnements en voiture assurés grâce à la solidarité familiale et amicale. Cette situation apparaît toutefois menacée par les aspirations des enfants, qui possèdent plus fréquemment le permis de conduire, par les impératifs imposés par le marché de l’emploi et par le relâchement des liens familiaux.

Notons pour conclure sur ce rapide état des lieux de la littérature scientifique que les analyses sont encore trop souvent circonscrites au champ de la mobilité quotidienne. Les approches tenant compte des inégalités qui interviennent sur les pratiques de mobilité plus lointaines et occasionnelles sont peu fréquentes [Orfeuil et Soleyret, 2002 ; Potier et Zegel, 2002 ; Rouquette, 2001 ; Tarrius, 1992 ; Viard, 2002]. Ajoutons enfin, qu’il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux sur les pratiques de déplacement des individus les plus aisés.

Notes
1.

En France comme au Royaume Uni deux sites ont été sélectionnés : une commune rurale située en lointaine couronne périurbaine (Chaumont-en-Vexin et le lotissement Shelley de Chipping Ongar à Epping Forest) et un quartier d’habitat social (la cité Salvador Allende à Saint Denis et le quartier De Beauvoir à Hackner dans l’Inner London).