1.2.2. Des modalités d’action publique centrées sur le rôle des transports en commun

Quelle est la traduction opérationnelle de cette prise de conscience ? En France, le droit au transport, juridiquement établi par la Loi d’Orientation des Transports Intérieurs (LOTI) de 1982 2 , s’inscrit principalement dans une logique d’offre visant à garantir une bonne couverture du territoire afin de réduire les déséquilibres entre les espaces. Ainsi, dans sa version initiale, le droit au transport n’envisage pas de compensation entre les individus selon leurs caractéristiques socio-économiques. Cependant, en promulguant ce droit, le législateur admet les spécificités du bien transport qui ne peut être régulé par les lois classiques du marché [Reichman, 1984]. Le droit au transport comme élément central du droit à la ville est d’ailleurs très tôt intégré dans les réflexions concernant la politique de la ville [Lefebvre, 1972-1973 cité dans Merlin, 1977].

Dans les années 1980, le transport public est apparu comme un outil de décloisonnement social et spatial permettant de prendre en charge de manière spécifique les populations « en difficultés » des quartiers périphériques en les rapprochant de la ville-centre. Le désenclavement des quartiers défavorisés, où se concentrent les difficultés de tous ordres (économique, social, financier…), va constituer un axe fort de la politique de la ville. L’hypothèse d’une corrélation entre mobilité et exclusion sociale est explicitement formulée et les transports publics apparaissent dès lors comme un facteur de « cohésion urbaine » [CNT, 1991 ; Sueur, 1998]. La réponse apportée au traitement des problèmes de mobilité rencontrés par les plus démunis s’est alors focalisée sur le rôle des transports publics et les efforts à mener en termes d’urbanisme. Cette orientation a été facilitée par l’adoption de nouveaux outils réglementaires en matière de tarification des transports en commun et concernant la planification urbaine.

Plusieurs lois ont précisé les conditions de mise en œuvre concrètes du droit au transport. La Loi d'Orientation pour l'Aménagement et le Développement du Territoire (LOADT) de 1995 stipule que l’État doit assurer le respect d’un égal accès au service public de transport (article 2). Garantir l’accessibilité de tous les citoyens aux emplois, à l’éducation, à la santé et aux autres activités économiques et sociales, fait également partie des objectifs des Plans de Déplacements Urbains (PDU), rendus obligatoires dans les villes de plus de 100 000 habitants par la loi sur l’air de 1996. De même les articles 133 et 138 de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions de 1998 prévoit des mécanismes d’aides favorisant l’accès au transport. La volonté de réduire les inégalités de situations en matière de transport s’est réellement affirmée en 2000 avec la loi SRU « Solidarité et Renouvellement Urbain ». Celle-ci précise les modalités concrètes de mise en application du droit au transport. Dorénavant, dans l'aire de compétence des autorités organisatrices de transport urbain de voyageurs, les personnes disposant de faibles ressources « bénéficient de titres permettant l'accès au transport avec une réduction tarifaire d'au moins 50 % ou sous toute autre forme d'une aide équivalente. Cette réduction s'applique quel que soit le lieu de résidence de l'usager » (article 123). La loi d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine (LOV) de 2003, encourage le développement des transports publics qui représentent « pour nombre d'habitants des quartiers en difficulté, le moyen principal de déplacement. Son développement sera favorisé, notamment pour faciliter les déplacements vers les pôles d'emploi, les principaux équipements et services publics, les pôles de commerces et de loisirs et les centres-ville. Les caractéristiques de l'offre de transport devront s'adapter aux nouveaux rythmes urbains et prévenir ou réduire les situations d'exclusion générées par les obstacles à la mobilité ».

Ces lois admettent que des mesures particulières concernant la tarification des transports publics soient adoptées en faveur des catégories sociales défavorisées. Elles ont ainsi généralisé à l’ensemble du territoire des mesures d’aides qui existaient parfois au niveau local, mais qui souffraient d’un manque d’harmonisation 1 entre les différents échelons d’attribution [Madre, 1979 et 1981 ; Rosales-Montano et Harzo, 1994]. Cette situation générait des difficultés de lisibilité de l’offre tarifaire, jugée parfois injuste, souvent complexe et mal connue. Au cours des années 1990 la perception croissante d’une montée de la précarité, fortement relayée par les média et les mobilisations diverses pour l’accès au transport pour tous, se sont concrètement traduites par un développement important de mesures fortes 2 de tarification sociale dans la plupart des réseaux français [Mignot et al., 2001].

De nouvelles politiques publiques d’urbanisme permettent aujourd’hui de mieux coordonner l’offre de transport aux besoins de la population. La loi SRU a renouvelé les approches en matière de planification urbaine. Elle oriente dorénavant les décisions publiques vers une meilleure articulation des politiques de transports (PDU), d’urbanisme (PLU) et d’habitat (PLH) grâce à l’élaboration de schémas de cohérence territoriale (SCOT).

Ces différents dispositifs législatifs illustrent la spécificité française consistant à traiter les problèmes de mobilité en insistant sur le rôle du service public de transport. Parallèlement pourtant, des initiatives diverses conduites par des associations d’insertion ou des collectivités locales, proposent des mesures d’aides à la mobilité afin de répondre aux besoins spécifiques de certains groupes sociaux (prêt de véhicules et de deux-roues, transport à la demande, taxi social, aide au permis de conduire). Ces démarches variées, basées sur l’observation directe des besoins formulés par les individus, se caractérisent par une réelle approche multi-modale dans la résolution des problèmes et permettent ainsi de compléter des politiques focalisées sur les transports en commun. Ces ajustements, souvent louables, sont toutefois souvent menacés par des difficultés de financement.

Ce bref état des lieux que nous venons de dresser permet de dégager un certain nombre de savoirs partagés sur la thématique des inégalités de mobilité. Les connaissances restent toutefois souvent ciblées sur des groupes sociaux particuliers, circonscrites au champ de la mobilité quotidienne et dispersées au sein des différentes disciplines d’approche de la mobilité (économie, sociologie, géographie, anthropologie…). On manque d’analyses globales permettant de mettre en perspectives les pratiques observées selon la position de l’individu dans l’échelle des revenus. Dans ce contexte, notre recherche est une tentative pour cerner plus fondamentalement le rôle du revenu sur la mobilité, en intégrant à l’analyse les différentes échelles spatio-temporelles dans lesquelles s’inscrivent les déplacements. Notre travail s’articule autour de deux objectifs principaux. Le premier consistera à mesurer et interpréter les inégalités économiques de mobilité afin d’enrichir les éléments de connaissances et de compréhension sur ces questions. Cet objectif nous amènera à produire différents indicateurs. Le second s’attachera à souligner les similitudes ou les différences concernant le mode d’action du revenu selon l’échelle spatiale et temporelle d’observation. Nous proposons de préciser ci-dessous la méthodologie qui sera développée dans les chapitres suivants.

Notes
2.

« La mise en oeuvre progressive du droit au transport permet aux usagers de se déplacer dans des conditions raisonnables d'accès, de qualité et de prix ainsi que de coût pour la collectivité, notamment par l'utilisation d'un moyen de transport ouvert au public. Dans cet esprit, des mesures particulières peuvent être prises en faveur des personnes à mobilité réduite ainsi qu'en faveur de leurs accompagnateurs. Les catégories sociales défavorisées, notamment celles des parties insulaires et des régions lointaines ou d'accès difficile du territoire national, peuvent faire l'objet de dispositions adaptées à leur situation. Le droit au transport comprend le droit pour les usagers d'être informés sur les moyens qui leur sont offerts et sur les modalités de leur utilisation » (article 2) (LOTI, 1982).

1.

En 1994, les travaux de Rosales-Montano et Harzo [1994] révélaient des inégalités de traitement importantes en matière de tarification sociale : entre usagers de différents réseaux, certains disposant d’une politique sociale active alors que d’autres n’accordaient aucune aide ; entre résidants de différentes communes au sein du même PTU compte tenu du manque d’homogénéité des aides communales accordées ; entre bénéficiaires de minima sociaux (RMI, minimum vieillesse …) versés par le Département selon la politique d’aide menée par le Conseil Général.

2.

Ces mesures tarifaires, ciblées sur les plus démunis et accordées sous condition de statut (chômeur, Rmistes, …) et de revenu procèdent d’une logique de redistribution, dont les bénéficiaires n’en sont pas moins clients à part entière de l’opérateur transport. En effet, en dépit de fortes revendications de la part des associations d’aide à l’insertion, la gratuité reste un choix isolé, le plus souvent rejeté par les opérateurs qui la jugent relever d’une politique d’assistanat.