2.3.1. Les outils : représentations graphiques et indices

Il convient de souligner qu’il existe un large consensus dans la littérature, depuis les depuis les travaux de Kolm [1969] et d’Atkinson [1970], pour se référer à la courbe de Lorenz afin de mesurer et de représenter les inégalités. Cette courbe est devenue « depuis Atkinson (1970) l’étalon-or de la mesure de la répartition des revenus » [Duclos et Tabi, 1998, p. 1]. Elle offre une description complète de la distribution, meilleure que celle fournie par les indicateurs statistiques traditionnels de tendance centrale ou de dispersion.

La courbe de Lorenz indique le pourcentage cumulatif du revenu total détenu par une population ordonnée par ordre croissant selon ces mêmes revenus. Sa définition formelle est la suivante :

avec Q(q) représentant la répartition des revenus, le revenu moyen et pour des valeurs de p variant de 0 à 1. Lorsque L(0,5) = 0,3 on en déduira que 50 % des individus les plus modestes possèdent 30 % du revenu total.

Graphique 5 : Courbe de Lorenz des revenus
‘La courbe montre en abscisse la proportion cumulée d’individus classés par ordre de revenu croissant et en ordonnée le pourcentage cumulé de revenu qu’ils détiennent. ’ ‘Lorsque le revenu se répartit de façon parfaitement égalitaire au sein de la population, la courbe de Lorenz se confond avec la diagonale du graphique qui représente la « ligne d’égalité ». ’ ‘La courbe obtenue est toujours en dessous de la bissectrice, plus elle se rapproche de la bissectrice plus la répartition du revenu est égalitaire, à l’inverse plus la courbe s’en éloigne, plus l’inégalité s’accroît. ’ ‘On observe ainsi que les individus modestes perçoivent une part de revenu inférieure au poids qu’ils représentent dans la population. Plus ce déséquilibre est important plus l’inégalité est forte et visuellement plus la courbe est éloignée de la bissectrice’

Source : D’après les revenus issus de l’EMD de Lyon 1994-1995

Les courbes de concentration, moins connues que la courbe de Lorenz, lui sont conceptuellement analogues [Duclos et Tabi, 1998]. Comme la courbe de Lorenz, une courbe de concentration est une courbe indicatrice d’inégalité. Cette courbe plus générale, permet de visualiser la distribution cumulée d’une variable au sein d’une population classée par ordre croissant selon une autre variable. Son principe est le même que celui de la courbe de Lorenz : elle indique la part du total d’une variable détenue par un pourcentage de la population ordonnée par ordre croissant d’une autre variable. En abscisse on représente la population cumulée classée par ordre croissant d’une variable, par exemple le revenu, alors qu’en ordonnée est représentée la part cumulée de la variable analysée, par exemple les dépenses de transport. Contrairement à la courbe de Lorenz, la courbe de concentration peut se situer au dessus de la diagonale et l’indice de concentration qui lui est associé peut être négatif. Dans le cas où les individus sont ordonnés selon leur revenu, cela signifie que la répartition du bien considéré se fait en faveur des plus modestes.

Les courbes de concentration comme les courbes de Lorenz sont principalement utilisées pour comparer deux ou plusieurs distributions. Deux cas peuvent se présenter :

  • Les courbes ne se croisent pas : si la courbe L(x) est toujours au-dessus de la courbe L(y), la répartition est jugée moins inégalitaire dans L(x). Dans ce cas on dit que la distribution de x domine celle de y au sens de Lorenz. Ce critère, appelé le critère de dominance de Lorenz ou Lorenz Dominant Criterion (LDC), permet de dire qu’une distribution est plus inégale qu’une autre sans avoir à calculer un indice particulier. Du respect de ce critère de dominance sont dérivées plusieurs propriétés mathématiques (présentées dans la suite de cette partie) qui, lorsqu’elles sont respectées par les indices d’inégalité, permettent de se référer à plusieurs indices pour quantifier les inégalités sans risquer d’obtenir de résultats contradictoires. Lorsqu’elles ne se croisent pas, ces courbes présentent donc l’avantage de pouvoir générer des conclusions valables pour des classes très générales de mesures d’inégalité [Atkinson et Bourguignon, 2000 ; Duclos, 1999].
  • Les courbes se croisent : lorsque les courbes sont très proches l’une de l’autre ou lorsqu’elles se croisent, la comparaison devient incertaine et il est difficile, voire impossible dans le cas où elles se croisent, de se prononcer sur une base descriptive sur la situation la plus ou moins inégalitaire. Dans ce cas de figure, il est d’usage de se référer à des indicateurs synthétiques d’inégalité. Cependant le critère de dominance de Lorenz n’étant pas respecté, l’ordre fournit par ces indices n’est pas nécessairement le même. Tous n’ordonnent pas les distributions de la même manière. Dans ce cas si l’on se réfère à plusieurs indices, les conclusions apportées sur l’inégalité peuvent varier et devenir incohérentes. En fait, si les indices ne fournissent pas nécessairement le même classement, c’est qu’ils n’accordent pas tous le même poids aux différentes parties de la distribution. Ajoutons néanmoins que lorsque les changements intervenus dans la distribution sont très nets, les indices les plus courants (Gini, Theil, Atkinson0,5) se comportent de manière similaire même lorsque les courbes se croisent [Figini, 1998].

Les indices d’inégalités présentent le grand avantage de résumer en un seul scalaire la forme de la distribution. Ils simplifient ainsi très largement le travail de mesure. La littérature sur la mesure des inégalités s’est principalement concentrée sur les indices respectant le critère de dominance de Lorenz. Il s’agit des indices qui ordonnent les distributions de la même manière que les courbes de Lorenz (ou de concentration) lorsque celles-ci ne se croisent pas [Atkinson, 1970 ; Fields et Fei, 1978 ; Figini, 1998]. Les indices Lorenz Consistent (LC) respectent les propriétés suivantes :

  • Le principe de Pigou-Dalton (ou principe de transferts) qui implique que la mesure de l’inégalité soit sensible aux transferts qui s’opèrent dans la distribution. Par exemple, si un transfert s’opère d’un riche vers un pauvre et si ce transfert ne change pas la position relative de chacun, l’indice doit signifier que l’inégalité diminue.
  • Le principe de symétrie (ou principe d’anonymat) qui suppose que les individus sont jugés seulement en fonction de leur revenu, sans qu’aucune autre caractéristique n’entre en compte.
  • Le principe d’indépendance par rapport à la taille de la population (ou principe de réplication) qui stipule que la mesure de l’inégalité ne dépend pas de la taille de la population.
  • Le principe d’invariance des échelles qui stipule que si le montant de chaque revenu est multiplié par une constante, l’inégalité ne change pas. Si a >1, Y = aX est une économie plus riche que X, mais X et Y ont la même distribution relative et leur inégalité est la même. En d’autres termes la mesure des inégalités est indépendante de la taille du gâteau à répartir.
  • Le principe d’addition, à savoir que si l’on ajoute un même revenu à tous les individus, l’inégalité diminue.

Les indices peuvent également avoir d’autres propriétés utiles comme la propriété de décomposition qui lorsqu’elle est respectée peut permettre de décomposer l’inégalité totale en une fonction d’inégalité à l’intérieur des groupes d’une société et une fonction d’inégalité entre ces groupes [Figini, 1998]. Ceci implique qu’il doit exister une relation cohérente entre l’inégalité dans la société entière et l’inégalité dans les sous-groupes.

Parmi les indices respectant ces propriétés, il est d’usage de distinguer les indices positifs qui se limitent à la « simple »quantification statistique des inégalités, des indices normatifs, reposant sur des présupposés sur le bien-être social. Nous restreignons volontairement notre exposé aux indices positifs, car parmi la multitude d’indices normatifs tentant de dépasser la question de la mesure pour se rapprocher de celle de l’évaluation, très peu sont cohérents avec le critère de dominance de Lorenz à l’exception de l’indicateur d’Atkinson. En outre, si les indicateurs normatifs présentent un intérêt incontestable en matière d’évaluation, notons toutefois qu’ils doivent être utilisés avec précaution pour ce qui concerne la mesure des inégalités. Certains ont en effet très tôt pointé les dangers qu’ils pouvaient présenter. Ainsi selon Sen [1978] les indices d’inégalité doivent mesurer l’inégalité et non la perte de bien-être social que les inégalités occasionnent car confondre ces deux objectifs risquerait de menacer l’objectivité inhérente à tout exercice de mesure.