3. Démarche d’analyse

3.1. Des dispersions aux inégalités

Pour mettre en évidence des inégalités de mobilité nous nous référerons à une méthodologie simple permettant de passer des dispersions aux différenciations puis aux inégalités. Pour résumer, nous dirons qu’au niveau global, on observe des dispersions dans les niveaux et les pratiques de déplacements : le nombre de déplacements quotidiens, les distances et les vitesses varient sensiblement autour des valeurs moyennes. De même les comportements modaux, les motifs de déplacement ou encore la répartition spatiale des déplacements laisse apparaître des situations contrastées. Une partie de ces différences peut être rattachée aux caractéristiques socio-économiques des individus : âge, sexe, activité… Ce passage des dispersions aux différenciations permet de donner une intelligibilité aux écarts observés et va dans le sens de l’analyse de la mobilité, développée depuis plusieurs années. En revanche, le passage des différenciations aux inégalités a été, nous semble-t-il moins travaillé.

La littérature consacrée à l’analyse des inégalités et à l’équité sociale distingue, les inégalités verticales liées à la distribution des revenus entre les différents groupes sociaux et les inégalités horizontales liées à la distribution des opportunités et des contraintes à l’intérieur de groupes sociaux disposant du même niveau de revenu (par exemple les inégalités liées au genre, à la génération, à la localisation). Inégalités horizontales et verticales ne sont, bien évidemment, pas indépendantes et il conviendra de prendre en compte leurs effets croisés.

La littérature sur l’équité et la justice sociale établit également une distinction essentielle entre les inégalités « subies » et les inégalités « choisies » [Kymlicka, 1999]. Les inégalités « subies » sont définies comme étant celles qui relèvent de la répartition des dotations initiales et de l’ordre (organisation et normes) social : elles peuvent être tout autant verticales qu’horizontales. Les inégalités « choisies » sont celles qui relèvent des aspirations des individus, de leur libre choix : par exemple, un individu peut aspirer à un mode de vie plus orienté vers le temps libre que vers l’accumulation de richesses. L’interprétation de ce qui relève du subi et du choisi des modes de vie est complexe, elle supposerait par exemple un recensement biographique précis du parcours de la personne, de ses goûts et de ses valeurs que seule une approche qualitative permettrait de révéler. Une solution, bien que pas entièrement satisfaisante, consiste à rapprocher les pratiques de mobilité des modes de vie à travers une analyse de la mobilité selon le cycle de vie.

La difficulté de l’identification et de la caractérisation des inégalités dans le domaine des pratiques de déplacement tient donc aux multiples configurations et articulations possibles entre inégalités verticales, inégalités horizontales, inégalités subies et inégalités choisies qui ne peuvent être restituées que très imparfaitement par des indicateurs de consommation de transport. Afin de réduire la complexité du problème, nous centrerons notre analyse sur les inégalités verticales (économiques) de mobilité, c’est-à-dire les écarts de mobilité clairement imputables aux revenus des ménages, tout en analysant comment ces inégalités verticales s’articulent aux inégalités horizontales, principalement celles liées au genre, aux localisations et aux différences de génération. Cette réflexion s’attachera à repérer parmi ce croisement des inégalités verticales et horizontales ce qui peut être analysé en termes d’inégalités « subies » et ce qui peut être analysé en termes d’inégalités « choisies ». Les inégalités verticales de mobilité sont définies comme les différences de niveaux et de comportements de mobilité entre les individus situés en bas de l’échelle des revenus et ceux qui se situent au-dessus. L’identification des inégalités verticales consistera donc à mesurer des écarts de mobilité entre des individus classés selon leur revenu par UC, et à mettre en parallèle le degré de concentration de ces niveaux avec la concentration des revenus.

Un indicateur étant l’expression d’un système de représentation de la réalité et ne fournissant à l’intérieur de ce système de représentation qu’une image au mieux figurative d’une dimension du système, il convient de ne pas hésiter à multiplier les indicateurs retenus pour analyser les inégalités de mobilité, si l'on veut parvenir à rendre compte du phénomène étudié. Par exemple, si l’on cherche à repérer des inégalités de consommation de transports, on n’obtiendra pas le même système de représentation et par voie de conséquence, on ne se référera pas au même système d’interprétation selon l’unité retenue pour exprimer cette consommation. On ne repère ainsi pas les mêmes phénomènes selon que l’on exprime la consommation de transport en valeur monétaire (dépenses de transport), en volume (nombre de déplacements, distance parcourue, temps passé) ou en indicateurs composites (vitesse moyenne, coût moyen d’un déplacement). De la même manière, on ne repère pas les mêmes inégalités selon que l’on examine cette consommation au niveau global ou en la décomposant par mode ou par motif.

On privilégiera donc une approche multidimensionnelle dans la construction des indicateurs élémentaires et composites que nous proposons d’articuler autour de deux thématiques. La première concerne la mesure des inégalités d’accès à l’automobile. En effet, en levant une partie des contraintes spatio-temporelles, l’automobile élargit considérablement le champ des possibles en matière d’organisation des modes de vie. Dans ce contexte, il convient de s’affranchir des questions liées aux conditions d’accès à l’automobile selon le revenu. Cette question sera prise en compte à l’échelle du ménage en considérant son niveau d’équipement et au niveau individuel grâce à la mesure des possibilités d’accès autonome au volant. Nous serons alors en mesure d’analyser si la voiture particulière, en modifiant les usages de l’espace et du temps et en repoussant les limites accessibles, produit de nouvelles formes d’inégalités où, à l’inverse, si elle permet d’accroître l’égalité en matière de mobilité. La seconde approche tentera de mettre en évidence des inégalités de pratiques de mobilité, à travers l’analyse des niveaux de mobilité (nombre de déplacements, distances, budget-temps, vitesses) et des comportements de mobilité (modes, motifs et répartition spatiale). Ces indicateurs seront testés sur la base des données produites dans le cadre des enquêtes statistiques disponibles sur la mobilité.