1. Portée et limites des choix méthodologiques 

L’intégration des différentes échelles spatio-temporelles de réalisation des déplacements a permis de fournir une approche globale de la mobilité, telle qu’elle peut être obtenue grâce aux enquêtes statistiques classiques sur la mobilité (Enquêtes Ménages Déplacements, Enquêtes Nationales Transport). Sur chaque segment examiné, il s’agissait de mesurer et d’interpréter les inégalités économiques de pratiques de mobilité individuelle à partir d’indicateurs simples permettant, sinon de recomposer la complexité du phénomène, tout au moins d’en présenter les différentes dimensions. A défaut de pouvoir mener une approche systémique des mobilités de semaine, de week-end et de longue distance, la prise en considération de ces diverses composantes avait pour but de rendre compte des liens et des articulations éventuels entre les logiques inégalitaires opérant sur les différents segments considérés.

Nous avons inscrit notre démarche dans une compréhension macroscopique de l’influence du revenu sur les mobilités. Les niveaux et les comportements de mobilité individuelle ont systématiquement été rapportés au revenu par unité de consommation du ménage. Des indices de concentration portant sur les principaux indicateurs de mobilité ont également été calculés, puis mis en parallèle avec l’ampleur des inégalités de revenu. Nous avons ainsi pu quantifier l’effet du revenu sur les pratiques de mobilité de l’ensemble de la population. Cette approche transversale nous a permis de délivrer la thématique des modes de saisie traditionnels, axés sur des approches catégorielles et souvent focalisées sur les situations de pauvreté et d’exclusion.

Afin de mener une analyse « toutes choses égales par ailleurs » du rôle du revenu, des efforts particuliers ont été consentis pour contrôler les effets des autres facteurs de différenciation (âge, activité, composition du ménage, localisation). Nous sommes conscients de l’intérêt, mais aussi des limites de cette décorrélation systématique. En effet, ce faisant nous avons probablement minoré l’impact du revenu étant donné la spécificité de cette variable qui entretient des liens étroits avec la plupart des caractéristiques socio-économiques des individus. Mais peut-on réellement isoler un effet « pur » du revenu sans courir le risque de le sous-estimer ? Cette solution nous a paru moins dommageable que celle consistant à attribuer au revenu des effets qui peuvent résulter de la position dans le cycle de vie, de la génération d’appartenance ou encore de la localisation résidentielle. Par ailleurs, au fil de l’exposé, nous avons signalé quelques incertitudes quant à la fiabilité de certains écarts du fait de la petite taille des échantillons disponibles. Les problèmes d’effectifs constituent assurément une limite de ce type d’approche, dès lors que l’on souhaite désagréger finement l’analyse afin de mettre en évidence un « effet propre » du revenu.

Les partis-pris méthodologiques de notre travail et notamment la volonté de raisonner à grande échelle à partir d’enquêtes statistiques globales sur la mobilité, imposent certaines restrictions, en particulier pour ce qui concerne la prise en compte d’individus aux profils socio-économiques « atypiques ». Très hétérogènes dans leurs caractéristiques sociales, ces individus (femmes isolées avec enfant, actifs à temps partiel, chômeurs ou autres inactifs bénéficiaires des minima sociaux) sont souvent mal représentés dans les enquêtes classiques. Ces personnes sont pourtant susceptibles de rencontrer plus de difficultés que les autres pour se déplacer, car elles sont davantage exposées à la précarité et à la flexibilité des lieux d’emploi, comme aux difficultés d’accès à la voiture particulière. Par ailleurs, les différentes sources bibliographiques évoquées dans le premier chapitre de notre travail soulignent la montée de ces situations socio-économiques au cours des dernières décennies. Si les données dont nous disposions ne nous ont pas permis de rendre compte de l’impact de la diffusion de nouvelles formes d’inégalités, on peut néanmoins s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour mieux intégrer ces transformations sociétales plus que transitoires, dans l’analyse statistique de la mobilité.

Enfin, malgré la prise en compte des spécificités des segments de la mobilité analysés et l’intégration des déterminants socio-économiques traditionnels (cycle de vie, occupation, genre…), le système explicatif du rôle du revenu que nous proposons n’est sans doute pas complet. D’autres variables peuvent venir sensiblement modifier la corrélation entre le niveau de vie et les pratiques de mobilité. Il s’agit notamment de facteurs de nature différente comme les valeurs, les modèles culturels ou les événements biographiques dont les effets n’ont pu être testées empiriquement. Cette limite nous paraît particulièrement gênante concernant l’analyse des pratiques de mobilité « hors contraintes ». En effet, on peut penser que lorsque les obligations de déplacements (professionnels, scolaires, domestiques) sont fortes, l’écart entre les besoins de mobilité (exprimés ou non exprimés) et les aspects réels (mobilité effective) est susceptible d’être plus réduit. A l’inverse lorsque le contexte est plus ouvert, d’autres critères qu’il est plus difficile d’appréhender, comme les motivations subjectives ou les parcours individuels, peuvent venir brouiller l’effet du revenu. Nous l’avons constaté dans l’analyse de la mobilité à longue distance : lorsque les contraintes de déplacements diminuent, les dispersions en matière de niveaux de mobilité s’accroissent et les éléments explicatifs disponibles dans les données ne permettent pas toujours de donner une intelligibilité aux écarts observés.

Ainsi, nous ne prétendons pas répondre aux nombreuses questions qui restent encore en suspens dans l’analyse des inégalités de mobilité. Notre travail doit être appréhendé en complémentarité avec des analyses qui s’appuient sur des données plus spécifiques (quant aux populations enquêtées) et plus régulières (quant au suivi temporel). Des approches axées sur l’évaluation des dépenses monétaires que les ménages consacrent à leurs déplacements permettraient également de compléter judicieusement notre travail focalisé sur les pratiques de mobilité. Il convient de souligner à ce propos que le système statistique sur les déplacements est encore très mal armé pour mener des analyses statistiques fines sur les relations entre coûts de déplacement et mobilité analysée, même si l’on se restreint à la mobilité quotidienne. A l’exception de l’enquête nationale transport, les enquêtes ménages n’offrent pas d’information sur le kilométrage annuel des voitures possédées. Quant aux enquêtes Budget de Familles ne permettent pas à elles seules d’estimer les dépenses de mobilité car si elles distinguent les différents postes transport (achat, usage, entretien), elles n’offrent pas la possibilité de rapprocher ces dépenses d’un type d’usage particulier des véhicules (usage spécifiquement urbain ou pour la « longue distance », usage quotidien ou de fin de semaine…). De plus, elles sous-estiment certaines dépenses peu fréquentes. L’amélioration des outils permettant de rendre compte des dépenses consenties par les ménages pour se déplacer améliorerait significativement la portée des résultats.

Concernant les futures Enquêtes Ménages Déplacements, un recueil systématique de l’information capitale que constituent les revenus, à l’instar du mode de saisie retenu dans l’Enquête Nationale Transport, serait souhaitable. De même, des efforts mériteraient d’être poursuivis pour mieux rendre compte des pratiques de week-end et de longue distance. Une meilleure connaissance des inégalités de pratiques de mobilité passe par le développement de données permettant de suivre les mêmes individus sur les différents segments de la mobilité. Ces moyens importants nous semblent à la mesure des enjeux sociaux soulevés par la place prééminente qu’occupent les mobilités dans les modes de vie contemporains.

Au final, il reste que la méthodologie utilisée dans ce travail ainsi que les indicateurs présentés (accès au volant, taux de motorisation par UM) présentent un intérêt certain dans la compréhension des inégalités de mobilité. Par leur caractère relativement simple et intuitif, ils peuvent être facilement reproduits et par là même, complétés, validés ou nuancés. Les résultats de nos analyses, que nous rappelons ci-dessous, plaident selon nous pour un suivi longitudinal des pratiques de déplacement sur la base des outils et des méthodes proposés.