3.1.1. Favoriser l’accès au volant de ceux qui en sont exclus ?

Rappelons préalablement qu’en 1995 dans l’agglomération lyonnaise, alors que 72 % des individus âgés de 25 à 59 ans disposaient d’un accès individuel et régulier au volant, celui-ci était garanti pour moins de la moitié (47 %) des individus du premier quintile alors qu’il concernait 87 % des individus les plus aisés. Nos analyses ont permis de démontrer qu’au sein des individus utilisant régulièrement leur voiture comme conducteur, les inégalités de pratiques de mobilité quotidienne étaient fortement atténuées. Ainsi, tout laisse penser que si les logiques actuelles se poursuivent (étalement urbain, gentrification des centre-villes, spécialisation fonctionnelle et sociale des espaces, précarisation de l’emploi…) rendre le droit au transport effectif conduira à imaginer des réponses visant à garantir l’accès à la voiture particulière.

Dans un contexte d’accentuation de la dépendance automobile, la perspective d’une offre de transport en commun performante apparaît lointaine, tout particulièrement pour les individus les plus modestes qui sont également les plus exposés aux difficultés d’emploi et de logement. Ainsi si l’on admet que la capacité à se déplacer est une nécessité de nos sociétés et que la voiture particulière représente, dans le système actuel, l’outil le plus efficace permettant de garantir cette capacité, favoriser la motorisation des ménages qui en sont exclus peut être rapproché d’une vision rawlsienne du problème. Selon le principe de maximin énoncé par Rawls, aller dans le sens d’une plus grande équité sociale, supposerait en effet de rétablir l’équilibre en matière d’accès individuel à la mobilité motorisée.

Les frais financiers inhérents à la mobilité automobile constituent assurément une limite importante à la motorisation des ménages modestes. La diffusion de voitures à bas coût, comme la Logan ou les voitures d’occasion, représente une partie de la solution. Aux États-Unis des politiques d’aides à la mobilité automobile ont été envisagées sous la forme de prêts à faible taux d’intérêts réservés aux plus modestes [Cervero, 2004]. Il reste cependant que les charges monétaires liées à l’usage (assurance, carburant, stationnement…) et à l’entretien d’un véhicule grèvent le budget des ménages et limitent les dépenses sur d’autres postes de consommation. Loin de disparaître les inégalités sont alors susceptibles de s’accroître dans d’autres domaines (logement, santé, loisirs…), sauf à envisager des mécanismes permettant de subventionner l’entretien et l’usage du véhicule. En la matière, des mesures ciblées pourraient être envisagées.

Jusqu’à présent la plupart des dispositifs mis en place pour faire face aux problèmes de mobilité rencontrés par les plus démunis, laisse dans l’ombre la question de l’accès à l’automobile. Pourtant plusieurs recherches soulignent l’impact que la norme automobile exerce sur ceux qui en sont exclus [Begag, 1994 ; Guédez, 1995 ; Mignot et al. 2001]. « Elle [l’automobile] distingue ceux qui sont socialement intégrés et son absence renforce par contre-coup le sentiment d’exclusion » [Guédez, 1995]. Dans ce contexte, l’utilisation des transports publics apparaît souvent comme un pis-aller. Ce sentiment apparaît encore plus nettement dans le discours des jeunes adultes pour qui l’automobile est irremplaçable [Chevallier, 2002 ; Coutard et al., 2001]. Derrière des motivations subjectives liées au statut singulier que revêt l’automobile, en particulier pour les individus modestes, se cachent des revendications tout à fait objectives que fonde l’expérience de difficultés parfois quotidiennes pour se déplacer. Posséder un véhicule particulier s’apparente aujourd’hui à la conquête d’un « ordinaire » [Chevallier, 2002].

L’analyse des pratiques et des discours des acteurs plaide pour une généralisation de l’accès à la voiture particulière. Cette option très concrète entre cependant en conflit avec les objectifs environnementaux assignés aux politiques publiques de transport. Dans sa formulation la plus radicale, l’argumentaire environnemental va à l’encontre de l’amélioration des conditions d’accès à l’automobilité des plus modestes. Cette vision mériterait pourtant d’être nuancée puisque les objectifs de développement durable supposent une prise en compte simultanée des sphères sociales et environnementales. Une société animée par de réelles valeurs de justice sociale peut-elle se satisfaire d’une bonne conscience environnementale acquise sur les dos des plus modestes ? Doit-on se contenter d’observer les tendances actuelles sans jamais s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour ceux qui sont exclus du système automobile ? Il ne s’agit pas ici d’opposer les réponses collectives proposées par les transports au commun, aux solutions individuelles offertes par la voiture particulière, mais d’envisager dans leur globalité des modalités concrètes permettant de garantir une plus grande équité en matière de mobilité, sans négliger les logiques économiques et environnementales. A cet objectif ambitieux, il n’existe pas de solution miracle. On peut cependant avancer avec certitude que si les tendances actuelles se poursuivent, les réponses cantonnées au rôle des transports en commun s’avèreront de plus en plus impuissantes et inopérantes face à des impératifs de mobilité croissants et complexes. En outre, continuer de miser exclusivement sur les effets d’un développement continu de l’offre de transport public conduira à une situation économiquement peu soutenable [Orfeuil et Massot, 2005].

De nos analyses, il ressort clairement que la voiture est l’outil du quotidien, si bien que l’automobilité est au cœur des inégalités qui se jouent sur les déplacements routiniers et habituels. Cependant, il apparaît tout aussi nettement que l’accès au volant ne permet pas de réduire toutes les inégalités de mobilité. Pour les déplacements de longue distance, la motorisation du ménage influe peu sur les inégalités. Les voyages, qui sont aujourd’hui fortement valorisés, restent une affaire de revenu. Les questions soulevées par l’analyse des comportements de longue distance sont complexes et les réponses ne dépendent manifestement pas uniquement du système de transports. Outre l’importance qu’occupent les ressources financières et culturelles dans l’élaboration des schémas de mobilité à longue distance, ceux-ci demeurent également étroitement liés aux facteurs biographiques qui ont conduit certains ménages à s’éloigner de leurs parents ou de leur région d’origine. Une analyse plus qualitative permettant de mieux cerner l’écart entre les aspirations des ménages et leurs pratiques effectives, compléterait et préciserait la nature des difficultés rencontrées et les solutions susceptibles d’y remédier. En l’état actuel de nos connaissances, les pratiques de déplacements lointaines pour les loisirs et les vacances apparaissent comme un puissant vecteur de différenciation sociale. Ainsi, prises dans leur globalité, les inégalités de mobilité nous renvoient à des questionnements plus larges concernant la répartition des richesses au sein des sociétés contemporaines. Si des réponses très sectorielles peuvent être judicieusement envisagées, elles ne nous dédouanent pas d’une réflexion d’ensemble sur le modèle de cohésion sociale que l’on souhaite construire pour les années à venir.